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16 mai 2013 4 16 /05 /mai /2013 09:41

Jeudi 16 mai 2013

Le travail à la chaîne a 100 ans

 

PSA-chaine.jpgUn anniversaire discret pour cette "innovation technologique" totalement inhumaine.

Un petit article prudent et pas trop détaillé dans l'Usine Nouvelle, Pas un mot sur le site de la CGT. Pas un mot sur le site de l'INRS. Pas un mot dans la revue mutualiste Viva, pourtant active dans le domaine des conditions de travail. Pas un mot dans la presse militante...

Silence on se détruit, on se bousille, on se casse le dos ou les poignets, on se liquéfie le cerveau...

 

Il y a des choses dont il ne faut pas parler. Le travail à la chaîne, le travail de nuit, le travail aux pièces sur les machines, bref tout ce qui touche à l'organisation même du processus de production, façonnée par le capitalisme pour extraire le maximum de plus value, quoi qu'il en coûte de l'ouvrier, considéré simplement comme une ressource humaine jetable et remplaçable. A PSA, sur les postes de la chaîne les plus durs, on met des intérimaires, le bout du bout de l'exploitation. Et chaque annonce de hausse de la cadence est l'annonce de souffrance supplémentaire.

 

Il ne suffit pas de parler de pénibilité, et de compensation au travail pénible, de tenter de grapiller quelques années de retraite, tout à fait légitimes par ailleurs, bien sûr. On ne peut pas se contenter d'adoucir  la peine, ou de limiter les dégâts. Il faut remettre en cause toutes ces conditions de travail totalement inhumaines, qui détruisent le corps et l'esprit des prolétaires.
Les syndicats, et en particulier la CGT, sont aujourd'hui tellement intégrées à la logique du capitalisme, de la guerre économique, de la production à tout prix, qu'ils ont abandonné ce combat pour la disparition du travail à la chaîne, esclave à la machine, pour l'interdiction du travail de nuit comme l'avait promulgué la Commune de Paris en 1871...

 

Le syndicalisme de classe ne part pas d'une analyse de la production, il  part de l'intérêt ouvrier et de rien d'autre.  Nous ne voulons plus de ce monde de barbares, nous voulons en finir avec l'exploitation, avec la destruction de ce que nous sommes. Alors, il faut aller jusqu'au bout dans la défense de nos intérêts, sans concession avec la marche du capitalisme, avec la guerre économique mondialisée.

Le travail à la chaîne nous détruit depuis 100 ans, et bien nous revendiquons

Abolition du travail à la chaîne !

Et on baisse des cadences, tout de suite !

Et cela doit apparaître haut et fort dans nos revendications !

 

Pour mémoire, nous livrons ci-dessous un texte qui date de 1978 sur le travail à la chaîne, 35 ans. Aujourd'hui, la chaîne a changé, le travail s'est intensifié, les tâches se sont élargies, mais la description du sort de l'ouvrier enchaîné à la machine reste totalement vivante - ou plutôt totalement mortelle...

 

« C’est comme une anesthésie progressive : on pourrait se lover dans la torpeur du néant et voir passer les mois — les années peut-être, pourquoi pas ? Avec toujours les mêmes échanges de mots, les gestes habituels, l’attente du casse-croûte du matin, puis l’attente de la cantine, puis l’attente du casse-croûte de l’après-midi, puis l’attente de cinq heures du soir. De compte à rebours en compte à rebours, la Journée finit toujours par passer. Quand on a supporté le choc du début, le vrai péril est là. L’engourdissement. Oublier jusqu’aux raisons de sa propre présence ici. Se satisfaire de ce miracle : survivre. S’habituer. On s’habitue à tout, paraît-il. Se laisser couler dans la masse. Amortir les chocs. Eviter les à-coups, prendre garde à tout ce qui dérange. Négocier avec sa fatigue. Chercher refuge dans une sous-vie. La tentation…
 
On se concentre sur les petites choses. Un détail infime occupe une matinée. Y aura-t-il du poisson à la cantine ? Ou du poulet en sauce ? Jamais autant qu’à l’usine je n’avais perçu avec autant d’acuité le sens du mot “ économie ”. Economie de gestes ; Economie de paroles. Economie de désirs. Cette mesure intime de la quantité finie d’énergie que chacun porte en lui, et que l’usine pompe, et qu’il faut maintenant compter si l’on veut en retenir une minuscule fraction, ne pas être complètement vidé. Tiens, à la pause de trois heures, j’irai donner un journal à Sadok et discuter de ce qui se passe chez Gravier. Et puis, non. Aujourd’hui, je suis trop fatigué. L’escalier à descendre, un autre à monter, le retour en se pressant. Un autre jour. Ou à la sortie. Cet après-midi, je ne me sens pas capable de dilapider mes dix minutes de pause.
 
D’autres, assis autour de moi, le regard vide, font-ils le même calcul : aller au bout de l’atelier parler à Untel ou lui emprunter une cigarette ? aller chercher une limonade au distributeur automatique du deuxième étage ? On soupèse. Economie. Citroën mesure à la seconde près les gestes qu’il nous extorque. Nous mesurons au mouvement près notre fatigue.
 
Comment aurais-je pu imaginer que l’on pût me voler une minute, et que ce vol me blesserait aussi douloureusement que la plus sordide des escroqueries ? Lorsque la chaîne repart brutale, perfide, après neuf minutes de pause seulement, les hurlements jaillissent de tous les coins de l’atelier : “ Holà, c’est pas l’heure ! Encore une minute ! … Salauds ! ” Des cris, des caoutchoucs qui volent en tous sens les conversations interrompues, les groupes qui s’égaillent en hâte. Mais la minute est volée, tout le monde reprend, personne ne veut couler, se trouver décalé, empoisonné pendant une demi-heure à retrouver sa place normale. Pourtant, elle nous manque, cette minute. Elle nous fait mal. Mal au mot interrompu. Mal au sandwich inachevé. Mal à la question restée sans réponse. Une minute. On nous a volé une minute. C’est celle-là précisément qui nous aurait reposés, et elle est perdue à jamais. Parfois, quand même, leur mauvais coup ne marche pas : trop de fatigue, trop d’humiliation. Cette minute-là, ils ne l’auront pas, nous ne nous la laisserons pas voler : au lieu de retomber, le vacarme de la colère s’enfle, tout l’atelier bourdonne. Ça hurle de plus en plus, et trois ou quatre audacieux finissent par courir au début de la chaîne, coupent le courant, font arrêter à nouveau. Les chefs accourent, s’agitent pour la forme, brandissent leur montre. Le temps de la discussion, la minute contestée s’est écoulée, en douce. Cette fois, c’est nous qui l’avons eu ! La chaîne repart sans contestation. Nous avons défendu notre temps de pause, nous nous sentons tellement mieux reposés ! Petite victoire. Il y a même des sourires sur la chaîne ».

 

Robert Linhart, L’Etabli (1978).

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