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14 mars 2023 2 14 /03 /mars /2023 17:46

Mardi 14 mars 2022

Quelle stratégie offensive et cohérente pour la CGT ?

Critique du texte de mai 2022 "Contribution aux débats pour le 53ème Congrès" (1)

 

La guerre de succession a commencé au sommet. Après la désignation à la hussarde de Marie Buisson comme successeure désignée de Martinez (voir « 53ème Congrès : après Martinez un virage réformiste de plus ? »), après le refus (comme d’habitude depuis plusieurs congrès) du secrétaire de la FNIC à la CEC, le courant opposant mené par la FSM a contre-attaqué en proposant la candidature d’Olivier Mateu, secrétaire bien connu de l’UD des Bouches du Rhône. Candidature quoi qu’on en pense légitime, mais toujours en suspens du fait de sombres manœuvres du camp opposé autour du secrétaire confédéral. Aujourd’hui, les manœuvres continuent avec la candidature alternative de Céline Verzeletti, portée par plusieurs structures. On reviendra plus tard sur cette guerre des chef.fe.s.

 

Mais au préalable, il convient de comprendre ce que chacun.e défend.

Aujourd’hui, nous nous attacherons à un texte diffusé en mai dernier (disponible ci-contre). Texte non signé, mais impulsé à la fois par le courant FSM (nous l’appellerons comme ça, la FNIC, le Commerce, l’UD13, l’UD94…) et par un certain nombre d’autres responsables de structures plus centristes (on a entendu parler des Cheminots, de l’Energie, des Services Publics, de l’UD du Nord, rien de très sûr). Ce qui fait l’intérêt de ce texte c’est qu’il n’est pas limité au petit carré des opposants officiels, mais prétend ouvrir le débat plus largement pour une autre orientation pour la CGT. Texte non signé mais dont l’authenticité ne fait aucun doute (nous l’avons reçu quasiment en mains propres), et diffusé plus tard publiquement sur le site Unité CGT et sur un site spécifique.

Contrairement à ce qui a pu être dit, ou supposé, il ne s’agit pas d’un texte d’Olivier Mateu, ni un texte d’Unité CGT (bien que ce site l’ai fait imprimer pour le vendre en son nom…). Il s’agit d’un texte plus large, dont les auteurs auraient mérité d’être connus, pour la clarté du débat.

 

Nous avons lu ce texte en détail, et voici ce que nous pouvons en dire, sans chicaner sur les virgules, mais sur les grandes lignes d’un projet d’orientation. C’est un premier article, et le suivant (voir « Quelles revendications pour la CGT ? » publié en parallèle) reviendra plus en détail sur les divers points abordés au fil du texte.

  • Nous sommes d’accord sur le lien essentiel qui doit exister entre la lutte aujourd’hui et le projet de société que nous portons. C’est une rupture essentielle avec l’anarcho-syndicalisme, la conception du changement de société par l’accumulation des luttes, et la réaffirmation du caractère indispensable d’une vision politique du monde.
    Du coup, la question c’est bien « quel projet ». Les auteurs du texte ne donnent pas de réponse claire à cette question, mais on sent bien qu’ils sont proches des diverses nuances de la NUPES. Soit du PC, soit des Insoumis, soit du PS. Quant à nous, notre vision politique n’est pas dans ces nuances réformistes de l’illusion d’un capitalisme à visage humain, d’une répartition plus juste des richesses entre le capital et le travail, d’une exploitation adoucie. Notre vision politique est celle d’une révolution sociale, « Justice, Egalité, Révolution sociale », pour reprendre les termes de la Commune, ce qui commence par prendre le pouvoir politique par le haut et par l’expropriation et le bannissement de tous les bourgeois et exploiteurs divers et variés.
    Donc accord sur la nécessité d’une vision politique d’ampleur, et désaccord sur le projet : réformisme ou révolution – vieille contradiction qui traverse la société et le monde ouvrier depuis le XIXème siècle.

  • Quand on rentre dans le détail, ce qui saute immédiatement aux yeux, aux nôtres en tous les cas, c’est qu’il n’y a pas un mot sur l’immigration, les sans-papiers, les migrants. Juste en fin de texte une toute petite référence en passant au racisme (§2.3.2) entre patriarcat et homophobie. De deux choses l’une :
    -    Soit c’est délibéré, et c’est gravissime, une concession à l’extrême-droite et au racisme.
    -    Soit c’est un oubli, et on se demande dans quel monde les camarades vivent. Rappelons que Darmanin lui-même estime qu’il y a entre 600 000 et 700 000 sans papiers en France, essentiellement des ouvriers et des prolétaires dans des conditions de surexploitation connues et inhumaines (BTP, restauration, gardiennage etc.). Et il faut rajouter le sort fait aux migrants, les Centres de Rétention etc.
    Pour nous c’est d’entrée un point de rupture, lié à la relation que nous avons avec nos camarades immigrés, contre l’impérialisme, contre le racisme, contre le nationalisme et le chauvinisme bien présents dans notre société post-coloniale (y compris au sein de la CGT), attisés par les réactionnaires, fascistes et ultras de tous bords – que la CGT a d’ailleurs officiellement exclu de ses rangs depuis 2011, bien que la situation ne soit pas toujours très claire dans certains syndicats. Et c’est un enjeu absolument fondamental pour l’unité des prolétaires, au-delà des différences, contre les exploiteurs communs.

    Pour le syndicalisme et la CGT en particulier, la prise en compte de la régularisation sans conditions de tous les sans-papiers, de la libre circulation des migrants, de l’égalité intégrale de tous les droits est une question essentielle, vitale. Que le texte ne juge même pas utile d’aborder la question est gravissime.
    D’autant plus d’ailleurs que le courant réformiste, Martinez, Marie Buisson, Marylin Poulain s’en est emparé de manière systématique depuis des années – et sur une base bien pourrie de sélection au cas par cas des bons immigrés régularisables et de l’abandon des autres. Voir notre article « Marylin Poulain bientôt sous-préfète de Darmanin ? ».

    Il y avait donc là un boulevard pour développer des orientations syndicales de classe en opposition frontale au réformisme confédéral. Les auteurs du texte ont préféré le silence et la politique de l’autruche. Comment veulent-ils gagner ainsi notre soutien ?

Nous aurions pu arrêter la lecture là et jeter le document à la poubelle, tant c’est essentiel dans la situation du mouvement ouvrier et des travailleurs aujourd’hui. Mais nous avons continué l’examen, en essayant de mettre de côté nos aprioris.

  • La pénibilité n’est traitée qu’en quelques rapides références autour des retraites (§ 1.9.30 et 1.9.31) et de la réduction du temps de travail (§ 1.2.1.2). Si nous approuvons ce qui est dit (la retraite à 55 ans, la reconnaissance d’un quart temps équivalent (et pourquoi pas le 1/3 temps de l’amiante ?, les 32h), s’il est clair que ces réductions du temps de travail sont de justes compensations à la pénibilité, comment se fait-il que celle-ci ne soit pas exposée, décortiquée, critiquée, combattue : le travail de nuit, le travail posté, le travail à la chaîne, le travail en horaires atypiques comme le WE, le travail au rendement (industrie, centres d’appel, services), le stress et le burn-out, les toxiques chimiques, les gestes et postures destructeurs etc. Il n’y a sur le fond aucune contestation de la dégradation des conditions de travail, aucune contestation bien claire du mode de production capitaliste lui-même qui mutile les corps et les esprits, juste quelques revendications compensatoires – certes légitimes, mais tout à fait insuffisantes – en termes de retraite et de RTT.
    C’est quand même assez réformiste, et empêche de traiter correctement de la santé au travail, des invalidités, des licenciements pour inaptitude etc.

  • La sous-traitance n’est abordée qu’à une reprise (§ 1.7.5) et sans aucune conséquence en termes de revendications : quid de la revendication de « ré-internalisation de la sous-traitance », portée par les femmes de chambre d’Ibis Batignoles et reprise dans des secteurs de plus en plus nombreux dans la CGT : La Poste, les hôpitaux, Orange, les cheminots, le nucléaire etc. Quid de la revendication d’Egalité complète des avantages et droits sociaux pour les salariés des entreprises sous-traitantes ??
    C’est d’ailleurs un peu surprenant, dans la mesure où la FNIC (très certainement partie prenante du texte), a elle-même développé des revendications bien plus radicales sur la question.

  • La précarité, elle, est abordée à plusieurs reprises, mais comme un constat assez fataliste de la nature de la société actuelle. Nous sommes bien entendu d’accord avec le constat, mais quelles revendications sur ce terrain, l’embauche de tous les précaires et intérimaires et l’interdiction de l’intérim, le rationnement drastique voire l’interdiction des CDD ? Rien silence, juste une petite référence à la titularisation des contractuels de la fonction publique (1.6.20).
    Le texte est radical face à l’orientation confédérale, mais il escamote les vraies questions de la vie des prolétaires, et évite soigneusement de prendre parti sur les sujets brûlants de leur vie.
    En fait, ce texte de propose comme une sorte de plateforme revendicative commentée, ce qui est une démarche intéressante. Encore faut-il déboucher sur les revendications logiques et adéquates sur chaque sujet. Sinon, ça reste pas mal du bavardage…

  • Ce qui baigne littéralement la totalité du texte, c’est une vision de l’Etat qui serait neutre, de la défense de l’intérêt général, de la loi qui doit être au-dessus des intérêts particuliers, du renforcement nécessaire de la démocratie dans les entreprises et en dehors pour limiter les revendications des capitalistes. Jusqu’à la revendication de la gestion totale de la Sécu par les salariés, sans contester les règles du capitalisme mondialisé que l’on a vu à l’œuvre avec le COVID, le réchauffement climatique, les crises économiques, et les guerres militaires.
    C’est la conception du réformisme depuis la nuit des temps, qui s’imagine qu’on peut améliorer la société existante sans processus révolutionnaire.

    Pourtant, les marxistes, révolutionnaires et syndicalistes de classe ont expliqué depuis toujours que l’Etat, la loi, le gouvernement, la police et la justice ne sont que la matérialisation au sommet de la société de la domination économique des capitalistes et des monopoles dans tous les domaines.
    -   Il n’y a pas d’intérêt général, il y a intérêt de la classe dominante, et c’est la bourgeoisie.
    -   Il n’y a pas de loi neutre, la loi ne représente que le cadre juridique défini par la bourgeoisie pour assoir sa domination, un peu nuancé par la lutte des classes, mais à la marge.
    -   Il n’y a pas de démocratie « en général », mais une démocratie de classe, un système politique, répressif, idéologique, médiatique et culturel pour maintenir la domination des exploitants et la servitude des exploités.
    -   Il n’y a pas d’Etat au-dessus des conflits, mais un quartier général des exploiteurs.
    Comme le disaient les Gilets Jaunes de manière confuse, mais bien comprise, c’est un « système » global qui ne peut pas se réformer, qu’il faut détruire totalement, des racines au sommet, pour le remplacer par un pouvoir prolétarien, un pouvoir des exploités. Parce qu’on a vu le résultat du réformisme pseudo-radical en Grèce avec Tsipras et Syriza…

Le texte propose donc une orientation plus radicale que l’orientation confédérale actuelle, et on peut le voir sur de nombreux sujets (voir le détail dans le deuxième article qui aborde point par point les revendications). C’est incontestable, et doublé d’une combattivité nettement affirmée, il peut attirer des camarades qui en ont ras le bol de la dérive réformiste confédérale.

Mais c’est une illusion : c’est n’est qu’un réformisme un peu plus radical, doublé de quelques positions qui rendent absolument impossible de le soutenir.

 

Du coup, certains camarades se sentent « coincés » entre le courant réformiste Martinez-Buisson et le courant FSM Mateu ou le courant centriste en voie de constitution autour de Verzeletti. Pour autant nous ne sommes pas inaudibles.

Nous ne sommes pas du tout « obligés de choisir » comme on veut nous y amener, nous devons défendre une conception de syndicalisme de classe de rupture avec le capitalisme dans tous ses aspects, de défense intransigeante des intérêts des travailleurs, pour ouvrir la voie à une autre société. Cela peut nous amener à soutenir telle ou telle position, à telle ou telle occasion – et nous n’hésitons pas à le faire, mais certainement pas à soutenir une des orientations qui nous sont proposées.

La voie que nous proposons peut paraître encore lointaine et le chemin bien long pour y parvenir ; mais il n’y en a pas d’autre pour notre libération véritable.

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