Samedi 17 mars 2018
La démocratie dans la CGT et le Congrès du Commerce, quelques leçons
Rappel : tous les articles de ce blog sur la Fédération du Commerce depuis dix ans, ICI
Dans un premier article (« Avant le Congrès, guerre totale à la FD CGT du Commerce ») nous avons fait le point sur les conflits qui agitent, une nouvelle fois, la fédération à la veille de l’ouverture du Congrès de Reims lundi 19 prochain.
Plusieurs camarades du Commerce nous ont interpellé, transmis des informations diverses, et il est utile de revenir, à titre d’exemple, sur ce qui va se passer à ce congrès. Nous allons nous permettre de citer ironiquement Philippe Martinez (rapport d’ouverture au 51°Congrès) : « À force de mettre la poussière sous le tapis, on passe de plus en plus de temps à se retrouver devant les tribunaux entre organisations de la CGT et à perdre des élections professionnelles à cause de la présence de plusieurs listes CGT. Que d’énergie, que de ressources perdues ! ». Oui, il serait peut-être temps de sortir la tête du sable et de régler les affaires…
Prenons les choses les unes après les autres, oui, c’est un peu long, désolé…
Les opposants ont été déboutés en référé.
Treize syndicats avaient porté la préparation du Congrès au tribunal pour ordonner en référé la suspension de celui-ci (voir le Facebook de la FED). Tout en reconnaissant leur plainte recevable, le tribunal ne les a pas suivis, avec l’argument que les Congrès précédents avaient été préparés de la même manière. On trouvera ci-contre à droite le jugement, la réaction des opposants, et le communiqué de la direction fédérale.
Il faut s’arrêter un peu sur le ton triomphant de celui-ci. Manifestement, le bureau fédéral du Commerce ne sait pas ce qu’est un référé, qui ne juge que dans l’urgence face à un trouble manifeste et illicite. Le référé ne juge pas sur le fond, c’est le basique du droit, que connaissent bien tous les syndicalistes qui se sont un peu frottés à la justice. Prétendre que le juge « confirme tous les choix politiques de la fédération en termes de démocratie et de règles de vie statutaires » est juste un gros mensonge… N’importe quoi… Si tu conduis sans permis toute ta vie et que tu te fais coincer par les flics, le passé n’est jamais justification du présent, bien sûr. Il faudra donc revenir au fond, sur les modalités de la démocratie interne à la CGT en général, à la Fédération du Commerce en particulier.
La "lutte des places"
On le sait, dans le délitement interne de notre Confédération, dans nombre de structures des conflits apparaissent, souvent obscurs, et on comprend peu à peu qu’il s’agit en fait de « lutte des places », avec en jeu, les planques, la reconnaissance, les avantages de postes confortables. Quand on est à la plonge dans une cuisine collective à 800€ par mois et qu’on devient permanente fédérale à 2500€ ou 3000€ par mois, pas besoin de faire un dessin…
L’histoire de la fédération du Commerce n’échappe pas à ce courant. Le secrétaire actuel à ainsi œuvré pour dégager la précédente Michèle Chay (voir les articles précédents de ce blog). Les opposants eux-mêmes ont parfois été suspectés de telles visées, dans la mesure où l’affrontement ne s’est jamais mené sur le fond, syndicalisme de classe contre collaboration de classe, mais de manière confuse autour de règles statutaires et démocratiques.
Quoiqu’il en soit, pour ce Congrès, l’affaire est claire : lors d’une rencontre agitée le 14 février à Montreuil, les opposants de l’US Commerce Paris (dans le collimateur depuis toujours) ont confirmé par écrit devant la permanence confédérale qu’ils n’étaient pas candidats à la CEF, et donc aux postes de responsabilité. L’enjeu explicite était de concentrer le débat sur le respect des règles statutaires pour le Congrès, et cela éclaircit du coup nettement les ambitions de la direction fédérale : conserver les places, à tout prix.
L’affiliation et la souveraineté des syndicats
C’est un vrai problème politique compliqué et pas seulement une question statutaire.
Normalement, dès qu’un syndicat est constitué et confédéré (affiliation à une FD et une UD, ce qui suppose validation à l’origine), il a sa vie propre et son indépendance. Normalement, il doit pouvoir désigner ses responsables, prendre ses décisions en toute autonomie.
Or ce n’est pas le cas, et l’on voit les structures, ici la Fédération, intervenir brutalement et bureaucratiquement, soit pour invalider un accord validé par un syndicat (Galeries Lafayette, voir article précédent), pour nommer des DSC contre l’avis du syndicat et condamné ensuite en justice à plusieurs reprises laisser au final l’entreprise sans DSC plutôt que de valider un opposant (Ansamble), etc.
Nous disons que ce n’est pas si simple. En effet, on a connu des syndicats infiltrés par le FN, et il fallait bien les mettre sous contrôle. On connait des syndicats parfaitement corrompus et gangrenés par la collusion avec le patronat (Nettoyage Ports et Docks), et il faut bien intervenir. Cela suppose une limite à l’indépendance, et à la possibilité d’intervention des structures.
Alors là, on voit bien qu’on revient au débat politique de fond, et qu’il faut que les statuts prévoient un maximum de garanties, respectées, pour que cette intervention éventuelle reste exceptionnelle et entourée de restrictions claires et politiques. Dans la Fédé du Commerce, et ailleurs aussi (voir l’UL de Maubeuge et les exemples ne manquent pas), le Bureau Fédéral en fait à sa guise, de manière complètement autoritaire et bureaucratique, sans le moindre respect pour les syndiqués, pour une véritable démocratie syndicale de classe.
Il peut y avoir des contradictions (validation de tel ou tel accord, comme celui des Galeries Lafayette), mais sauf à considérer que les camarades sont des ennemis, on ne procède pas de cette manière.
De plus, il peut y avoir des changements indépendamment de la volonté des syndicats (restructurations des entreprises en particulier) qui amènent des questions complexes à résoudre comme l’existence de syndicats nationaux, désormais refusés (trop d’indépendance…) par la Confédération – cela a été le cas de la CGT-HPE un temps, menacé de désaffiliation pour cette raison. Cela dit, des solutions existent, comme la création de sections syndicales décentralisées, solution qui a été jugée acceptable par la commission d’affiliation et par Martinez lui-même. Mais quel excellent prétexte pour un bureaucrate pour menacer de désaffiliation un syndicat jugé trop remuant !
Mandats, désignations et cotisations
Du fait de la souveraineté des syndicats, d’ailleurs officiellement reconnue par la Confédération, tout le reste devrait découler sans heurts, sauf cas exceptionnel dûment reconnu et justifié (cf ci-dessus). Les cotisations doivent être enregistrées par COGETISE (et pas bloquées par la fédération, comme cela a été le cas au Commerce), les mandats de DSC et de Représentants du comité de Groupe doivent être validés, les mandats pour le Congrès doivent être enregistrés sans problème et sans changer les règles du jeu à la veille - comme l'interdiction de participation pour les trois permanents de l'US Commerce Paris. (rappel en 2013, la direction fédérale avait attribué arbitrairement les 464 mandats du syndicat CGT-HPE à une déléguée inconnue…).
Il est inadmissible qu’une direction fédérale comme au Commerce utilise tous les artifices bureaucratiques pour empêcher les opposants d’exister, voire de participer au Congrès. Vieille tradition dans cette fédération, d’où les limites ironiques du jugement rendu en référé : on a gazé les opposants à Poitiers en 2011, on a donc le droit de les gazer à Reims !
Des statuts syndicaux démocratiques, fédéraux, départementaux et confédéraux doivent prévoir explicitement ces cas et les règles en cas de conflit, avec des principes stricts et démocratiques de solution des crises, où les syndiqués sont au cœur. Or, ce n’est pas le cas, ce qui permet toutes les dérives des petits potentats locaux, ici Amar Lagha et le bureau fédéral du commerce…
Les syndiqués isolés
Ah, une des questions clés de la fédération du commerce, 30 000 syndiqués sur 42 000.
D’abord on est ahuris par la proportion. On peut comprendre que dans un secteur comme le commerce il y ait des syndiqués isolés (éparpillement de la profession). Mais plus de 70% (chiffre officiel de la FD, voir le communiqué du 27 février) on croit rêver, d’autant que chacun sait que ce n’est pas statutaire. La Confédération n’existe que par les syndicats organisés, c’est clair.
Le Bureau Fédéral du Commerce ayant des soucis avec ses syndicats a trouvé la solution : faire voter les syndiqués. On organise donc en catastrophe des AG bidon où on désigne des délégués inconnus pour porter ces mandats. Ouahh, respect, c’est du grand art sous couvert de « démocratie » bien sûr.
La question que l’on peut poser, c’est comment se fait-il que ces syndiqués ne soient pas organisés dans des structures syndicales vivantes ? Qu'a fait le bureau fédéral depuis le congrès précédent ? Il existe des solutions : syndicats de site, syndicats multipro, US Commerce départementales, voire ULs… Mais pour la direction fédérale c’est bien plus facile de les laisser dans la nature et de les manipuler une fois tous les quatre ans pour le Congrès : syndicalisme clientéliste et bureaucratique, rien d’autre.
C’était un des sens de l’action en justice des opposants : faire reconnaître que le congrès est celui des syndicats, conformément aux statuts, et pas des syndiqués. Et sans s’opposer du tout aux syndiqués isolés, insister sur leur organisation dans des structures collectives, de débat, d’intervention et d’action. Des structures syndicales, quoi…
Le Bureau fédéral du Commerce est parfaitement conscient qu’il a magouillé lourdement. Dans un courrier menaçant adressé à Philippe Martinez, le 1er mars, courrier non public mais que nous avons pu consulter, Amar Lagha le cite pour tenter d’appuyer sa démarche : « La présence de syndiqués dits isolés, adhérents de syndicats de site ou autres serait une bonne contribution aux débats. Je sais que parler de syndiqués isolés, ce n'est pas statutaire. C'est pourtant une réalité dans la CGT à laquelle chacun à son niveau de responsabilité, essaie de trouver une réponse. Pourtant, ces syndiqués ont rarement l'occasion de donner leur avis faute de structures adaptées à leur situation. Ce n'est pas aux syndiqués à s'adapter à nos structures mais à l'organisation de prendre en compte ces réalités et cette diversité du monde du travail actuel ».
Nous n’avons pas retrouvé à quelle occasion Martinez s’était exprimé ainsi. Quoiqu’il en soit, cette citation précise deux choses : 1) les syndiqués isolés ce n’est pas statutaire 2) il faut néanmoins permettre leur expression dans le cadre de « syndicats de site ou autre ». Dont acte. Il faudrait que le Bureau Fédéral du Commerce fasse quand même un effort pour lire correctement les documents qu’il utilise lui-même…
Enfin, une précision qui n’est pas inutile : ce n’est pas parce que les syndiqués sont organisés en syndicats qu’ils vont devenir opposants à la direction fédérale… On voit bien certains syndicats la soutenir… Cela renvoie évidemment au débat d’orientation, de fond.
La question du fric
Nous avons parlé rapidement de « la lutte des places », et il nous faut malheureusement insister sur un des aspects les plus glauques du syndicalisme réformiste.
D’abord, l’arme financière a été abondamment utilisée par la FD, par exemple en supprimant du jour au lendemain sa subvention à l’US Commerce Paris. Mais il y a plus perfide, moins visible, plus dangereux.
Les places de responsabilité permettent un accès à des avantages inconnus jusque-là pour des ouvriers, des travailleurs, des prolétaires. Un boulot moins fatigant, pas de chef sur le dos (on est soi-même devenu chef…), une reconnaissance sociale dans le syndicat et face au patronat, et des avantages matériels : salaire, compensations diverses etc. on se rappelle tous de Thierry Lepaon à la tête de la CGT. Mais ça se passe à tous les niveaux, et quand un dirigeant n’est pas clair dans sa tête, dans ses convictions idéologiques, ses « fondamentaux » comme on dit chez nous, le dérapage est facile et rapide.
Et pour le coup, ce n’est pas des casseroles qu’Amar Lagha traîne, mais des marmites. Nous en avions rapidement parlé en 2015 pour le Congrès précédent, et il faut aujourd’hui préciser. Nous avions reçu, à l’époque, un rapport d’expertise d’un cabinet indépendant « One Expertise », qui avait fait un audit de l’US Commerce de Lyon sur l’année 2012, époque où sévissait l’actuel secrétaire fédéral. Rapport qui refuse de valider les comptes de l'US, montre la conception rock’roll de leur gestion par Amar Lagha avec la confusion dans l’utilisation de la carte bancaire à des fins privées, sans justificatifs, et de multiples erreurs de gestion des syndiqués (voir extrait). Ce rapport avait été envoyé aux responsables fédéraux de l’époque, sans suite apparente, ni fédérale, ni confédérale…
Alors, oui, on est amené à s’interroger sur la pratique du secrétaire fédéral à la fédération. Oui, on est amenés à se dire qu’il n’est pas bon qu’un responsable syndical traîne de telles casseroles du passé, et pratique une telle gestion calamiteuse de la démocratie dans le présent…
Agiter le drapeau rouge pour mieux semer la confusion
Force est de reconnaître que le bureau fédéral « sait y faire ». Beaucoup de syndiqués, et nombre de syndicats ne comprennent rien à ce qui se passe, aux affrontements pour le Congrès, qu’ils estiment être des conflits de personnes, d’ambitions individuelles. Nous avons vu ce qu’il fallait en penser.
Et ce d’autant que la Fédération semble en pointe contre le travail le dimanche, dans les conflits comme Carrefour, contre la loi Travail et les ordonnances. Ah, pas de soutien à la grève de trois mois à Holiday Inn ? Pas de soutien à Sodexho à Dreux ? Sûrement un hasard…
Même dans les textes pour ce Congrès, on retrouve des formulations qui semblent assez radicales comme à propos de la sous-traitance et de la communauté de travail… Ah, pas de mot d’ordre précis ? Pas de revendication de la ré-internalisation ? Sûrement un hasard…
On ne sortira pas de cette confusion sans mener la bataille sur le fond, sur une plateforme revendicative claire, partagée, nous répétons ce que nous disions dans l’article précédent.
Oui, il faut définir des règles statutaires démocratiques et claires, sans ambiguïtés. Oui, il faut absolument interdire l’arbitraire des petits potentats qui sévissent dans notre confédération, comme Amar Lagha et le bureau fédéral du Commerce.
Mais cela ne pourra fructifier que sur une solide base de fond qui pourra convaincre les syndicats de la justesse de l’opposition proposée à la bureaucratie syndicale. Et c’est là que le bât blesse : on ne voit pas d’issue à ce congrès. S’il est juste de combattre la direction actuelle, on ne voit pas de solution de rechange apparaître capable de proposer une véritable alternative !
Alors, inutile de se décourager, il faut bien sûr mener la confrontation pour la démocratie syndicale, et en même temps proposer une alternative de fond. Nous rappelons quelques pistes données dans l’article précédent, il y a vraiment de quoi se démarquer :
- contre le travail le dimanche et la nuit
- pour la réinternalisation de la sous-traitance
- contre le temps partiel imposé
- contre la négociation des licenciements
- pour l’embauche des précaires et la réduction des cadences (cf Lidl)
- contre la pénibilité et pour la retraite anticipée
- contre le paritarisme et la collusion pas claire de la cogestion, même conflictuelle, avec le patronat
- contre Macron, ses ordonnances et son gouvernement
- pour le débat de fond et la démocratie syndicale
- etc.
Reconstruisons un syndicalisme de classe et de masse !