Jeudi 12 septembre 2013
La pénibilité et le rapport Moreau
Dans cette réforme des retraites, comme dans la précédente et comme dans toutes les discussions depuis une bonne dizaine d’années, la pénibilité est au cœur des préoccupations ouvrières. Pas une réunion, pas un meeting de la CGT sans que le sujet vienne sur la table. La souffrance au travail, physique et mentale, jusqu’à la destruction, est une réalité vécue dans la chair par les prolétaires. Depuis des années, la Confédération mène bataille sur le sujet, pour obtenir « réparation » de cette souffrance et de ces destructions – et c’est une bataille essentielle.
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Avec la compétition mondialisée, l’intensité du travail, la précarité, le stress physique ont considérablement augmentés, les horaires hachés se sont généralisés et les conditions de travail se sont en général largement dégradées. Aussi, le sujet est venu sur la table, contraint et forcé quelque part : le rythme est devenu tel que les ancien(ne)s ne peuvent plus suivre, achevé(e)s dès la cinquantaine, remplacé(e)s par des intérimaires plus « frais » jeté(e)s dès qu’ils ne sont plus bons à rien.
La réforme Sarkozy/Fillon a commencé à officialiser le sujet, le revoilà dans la réforme Hollande/Sapin, et d’abord dans le rapport Moreau, rendu public à la mi-juin et qui sert de support à la réforme en cours. Alors, prenons un peu de temps pour nous pencher sur la question, y compris dans son volet technique (on pourra trouver les liens des documents officiel au fil de l'article). C'est un peu long, mais il faut détailler.
(voir ci-contre l’extrait intégral du rapport qui traite de la pénibilité, 11 pages sur 172, sans les annexes, en toute fin du document). Nous invitons les lecteurs à s'y reporter pour les détails.
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Pour commencer, le document reprend les critères de pénibilité établis par la loi Fillon, et définis par décret du 30 mars
2011 (lien), complété par les articles R4412-3 et
R4411-6 du Code du Travail pour ce qui est de la définition des produits chimiques dangereux. Ces critères sont les suivants
:
« 1o Au titre des contraintes physiques marquées :
« a) Les manutentions manuelles de charges définies à l’article R. 4541-2 ;
« b) Les postures pénibles définies comme positions forcées des articulations ;
« c) Les vibrations mécaniques mentionnées à l’article R. 4441-1 ;
« 2o Au titre de l’environnement physique agressif :
« a) Les agents chimiques dangereux mentionnés aux articles R. 4412-3 [produits toxiques NdlR] et R. 4412-60 [CMR NdlR]), y compris les poussières et les fumées ;
« b) Les activités exercées en milieu hyperbare définies à l’article R. 4461-1 ;
« c) Les températures extrêmes ;
« d) Le bruit mentionné à l’article R. 4431-1 ;
« 3o Au titre de certains rythmes de travail :
« a) Le travail de nuit dans les conditions fixées aux articles L. 3122-29 à L. 3122-31 ;
« b) Le travail en équipes successives alternantes ;
« c) Le travail répétitif caractérisé par la répétition d’un même geste, à une cadence contrainte, imposée ou non par le déplacement automatique d’une pièce ou par la rémunération à la pièce, avec un temps de cycle défini. » -
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Il établit ensuite un bilan très critique des mesures prises autour la pénibilité par le gouvernement précédent. Critique sur
le fait que la reconnaissance de la pénibilité passait par la reconnaissance de l’invalidité et donc nécessitait une pathologie déjà en cours, laissant de côté tout le débat sur l’espérance de
vie en bonne santé. Nous citons : « Ce dispositif de compensation a touché un nombre très restreint de personnes (près de
4 000 personnes fin 2012), probablement pour différentes raisons : manque d’information des personnes concernées, lourdeur des procédures, «concurrence» d’autres dispositifs plus accessibles
(carrières longues, invalidité), conditions d’accès très restrictives.
Au-delà de ce constat numérique, le dispositif a posé un problème d’orientation, qui a suscité des critiques. Censé prendre en compte la « pénibilité » du parcours passé, il en soumet l’appréciation à un constat d’ordre médical, qui suppose un diagnostic de pathologie établi – qui plus est, dans une liste prédéterminée de pathologies, avec une origine professionnelle spécifique. Cela signifie d’une part que la reconnaissance de la pénibilité est subordonnée à la survenue effective d’une pathologie avant l’âge de la retraite (alors que pour l’essentiel ce sont des dégradations de la santé survenant postérieurement qui impacteront l’espérance de vie en santé, surtout dans le cas des cancers d’origine professionnelle), d’autre part que certains facteurs de pénibilité, non reconnus comme cause de pathologies spécifiques (comme le travail de nuit) sont absents du dispositif. » Rien à dire. -
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Le document traite ensuite de la nécessité des reclassements en fin de carrière des salariés anciens, usés par le travail, car
voyez-vous, il faut « maintenir les seniors au travail », peu importe qu’ils ne soient plus bons à rien, ça fait faire des économies à la CNAV. On se souvient (peut-être…) qu’à la mine, les
ouvriers finissaient leur carrière en surface, dans des métiers moins lourds de la maintenance. Ou que dans nombre de grandes entreprises de l’après-guerre, des postes de gardiennage, à la
cantine, de maintenance, administratifs, etc. étaient quasi réservés aux anciens en fin de carrière. Sauf qu’aujourd’hui, toutes ces fonctions ont été sous-traitées, l’intensité du travail y
est devenue aussi violente qu’ailleurs et que le retour hypothétique à ces postes « réservés » en quelque sorte aboutit à un surcoût important pour le patron, qui fait à l’inverse
perpétuellement la chasse aux gains de productivité et faux frais divers…Alors le rapport Moreau enfonce quelque part une porte ouverte et surtout déjà refermée par la crise… Le capitalisme
détruit les ouvriers, ne peut plus fournir du travail aux anciens, et bien nous, nous revendiquons
La retraite à 55 ans sans conditions de trimestres !
Et dès 50 ans pour les travaux pénibles ! -
- Le document ne traite pas du tout des causes de la pénibilité et des raisons de l’inemployabilité des anciens, et n’aborde que très peu la question de la prévention. C’est pourtant la nature de l’exploitation, les conditions de travail qui sont au cœur des discussions et de la situation présente.
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Enfin, le rapport présente donc la notion de « Compte individuel pénibilité », c’est-à-dire d’un compte qui permettrait, en
fonction des pénibilités endurées de gagner soit des droits à la formation (pour changer de boulot) soit des départs anticipés. Compte transférable tout au long de la carrière… Oublions la
formation, on sait ce qu’il en est, et en plus au-delà de 50 ans, quand on est cassé de partout, on se demande bien comment se reconvertir.
Si la loi Sarkozy/Fillon prévoyait le passage par une commission pour juger de l’invalidité, que propose le rapport ? « L’exposition aux facteurs serait appréciée par l’employeur par référence à des seuils d’exposition fixés par voie d’accord national interprofessionnel ou, en cas d’échec, par voie réglementaire, en laissant la possibilité aux branches de fixer des seuils plus favorables aux salariés. » Vous avez bien lu : « appréciée par l’employeur » !!! Même en rapport à des seuils d’exposition officiels, on voit déjà la contestation à venir… Quant aux compensations proposées, c’est misérable : un trimestre pour 7,5 années d’exposition à un risque donné !!! Un an pour quinze ans de travail posté ou de nuit (donc 2,83 pour 43 ans, même pas le retour aux 40 ans de cotisation !). Les syndicats ont parfaitement raison de dénoncer le scandale qui fait que les personnes les plus concernées ne pourraient même pas revenir au départ à 60 ans !!!
L’enjeu de la pénibilité
Nous l’avons longuement développé sur ce blog depuis des années, la pénibilité a un caractère de classe très prononcé («
La pénibilité symbole d’une réforme de classe »). Ce sont avant
tout les ouvriers, les prolétaires qui souffrent dans leur chair de l’exploitation capitaliste. Et ce n’est pas parce qu’on a commencé à parler du stress avec les suicides des cadres de France
Télécom que cela n’existe pas depuis bien plus longtemps parmi les prolétaires… Les ouvrières et ouvriers cassés (les poignets, le dos, la nuque…), cachetonnés, qui tiennent à l’alcool ou aux
antidépresseurs, ceux qui décèdent avant ou juste après la retraite, c’est le quotidien de la classe ouvrière depuis des décennies.
La pénibilité et ses conséquences, ce n’est pas affaire individuelle. Si les conséquences peuvent être différentes sur chacune et chacun, selon sa résistance physique et morale, l’inégalité face à la souffrance (indiscutable), la pénibilité est d’abord affaire de méthodes de production, de management capitaliste. La chaîne, les cadences, le taylorisme, le « lean management » aujourd’hui, la gestion par le stress, les conditions de travail en général, ce ne sont pas affaires « individuelles », c’est affaire d’exploitation. Qu’ensuite chacun(e) réagisse différemment, c’est une autre question...
De même avec le bruit, la chaleur, les intempéries, les rayonnements, les gestes destructeurs etc.
Si « l’espérance de vie en bonne santé » est de plus en plus différente entre les classes sociales, ce n’est pas l’effet du
hasard, c’est le résultat du capitalisme et de l’exploitation. On lira avec profit (ci-contre) un article de Mediapart publié début Juillet « La double peine des ouvriers »…
A ce titre, le combat contre le travail de nuit « en général », pas individuellement, est un combat essentiel, et il faut saluer
le collectif intersyndical Clic-P qui en région parisienne mène inlassablement le combat contre le travail de nuit (et contre l’ouverture du Dimanche), malheureusement mal soutenu, quand ce n’est
pas torpillé par les confédérations respectives – dont la fédération du Commerce CGT, une fois de plus sur la sellette. Voir le tract de début juillet ci-contre.
La pénibilité, c’est une affaire de classe, de rapports de
production qui manifestent la loi du profit, les gains de productivité dans la guerre économique, la recherche de la compétitivité maximum dans la mondialisation, la domination d’une classe sur
une autre – celle des bourgeois sur les prolétaires.
La réponse à la pénibilité est donc d’abord une affaire collective, de classe, pour des mesures claires et nettes concernant les
conditions de travail :
- L’interdiction du travail de nuit et du travail
posté
- L’interdiction du travail à la chaîne
- Des normes strictes de protection sur les nuisances, hors toute
utilisation d’EPI – Equipement Individuel de Protection (le bruit, par exemple).
- Le classement des usines en tant que telles comme « sites pénibles
», de la même manière que la définition des « sites amiante », selon les critères de pénibilité, mais utilisés cette fois de manière collective.
- La prévention avant la protection, par
principe.
- Etc.
C’est sur ces bases que le combat doit être mené, et commence à l'être ! Parti de la défense des victimes de l’amiante, il
s’étend peu à peu, quoique difficilement, aux victimes des agents chimiques, les graisses de moule par exemple dans les verreries, la sidérurgie ou à Goodyear. La bataille est aux certificats
d’exposition, elle s’élargira ensuite aux condamnations et à la déclaration de dangerosité de certaines usines en tant que telle. Voilà la voie à suivre !
Le combat pour la reconnaissance individuelle, pour la réparation, ne peut se mener que sur cette base au risque de rentrer dans
la négociation avec les exploiteurs des « bons » critères acceptables et surtout qui ne coutent pas trop cher et ne mettent pas en danger la compétitivité des entreprises !
A partir de là, quelles sont les positions de la CGT
?
Il est très difficile de trouver les positions précises de la
CGT sur la question. On trouvera autant qu’on veut les dénonciations de la pénibilité « en général », sur des bases d'ailleurs plutôt correctes, de nombreux exemples à l’appui et tout le temps la
revendication de départ anticipé (voir "Le meeting du 4 juin 2007 contre la pénibilité du travail à Dunkerque").
Mais dès qu’on veut rentrer un peu dans le concret, c’est juste pas facile.
Le document récent le plus détaillé date de 2011, pour l'occasion d'une journée mondiale pour la sécurité et la santé au travail
(ICI).
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Lors des négociations marathon de la fin des années 2000 avec le MEDEF, qui n’ont d’ailleurs débouché sur rien, la CGT dénonçait
relativement correctement les effets de la pénibilité, et revendiquait une retraite anticipée individuelle, à hauteur de la pénibilité subie. On a là une exigence de réparation individuelle,
non chiffrée et qui laisse dans le flou les modalités précises de contrepartie. Un texte de 2006 est relativement clair sur la question (voir ci-contre).
A aucun moment, la CGT ne pose la riposte à la pénibilité en termes de revendications collectives (mais, soyons honnêtes, elle fixe quand même la contrepartie individuelle dans un cadre collectif conventionnel, mais avec toutes les différences que cela introduit d'un secteur à l'autre, d'une entreprise à l'autre). -
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La CGT avance systématiquement dans ses publications récentes l’idée qu’il existe une liste de 12 critères établis par la
négociation. Il faut se donner du mal pour en trouver le détail ! Nous avons trouvé les propositions de la CGT sur un document
de la Fonction Publique, c’est donc sous réserve de vérification, nous appelons nos lecteurs, mieux informés ou plus malins, à corriger éventuellement cette information :
I - Contraintes physiques
1/ Manutention et port de charges lourdes
2/ Contraintes posturales et articulaires
3/ Vibrations
II- Environnement agressif
1/ Exposition à des produits CMR (cancérigènes, mutagènes, reprotoxiques)
2/ Exposition aux poussières et fumées
3/ Exposition à des températures extrêmes et aux intempéries
4/ Exposition aux bruits intenses
5/ Les rayonnements ionisants
III - Contraintes liées aux rythmes de travail
1/ Travail de nuit
2/ Travail alterné, décalé : Alterné figurant dans le décret n° 76/404 du 10 mai 1976 précisant la loi de 1975 Le travail posté en discontinu - Travail par relais en équipe alternante
3/ Longs déplacements fréquents
4/ Gestes répétitifs, travail de chaîne, cadences imposées»
Or, nous savons que le décret du 31 mars 2011 (voir ci-dessus) établit une liste officielle de critères. On peut constater les différences avec la liste de la Confédération : milieu hyperbare (Décret), rayonnements ionisants (CGT), intempéries (CGT), longs déplacements (CGT), agents chimiques dangereux (Décret). Si on ne peut que partager le point de vue confédéral sur les rayonnements, les intempéries, les déplacements, on est très étonnés de l’absence des agents chimiques de la liste confédérale, alors que par ailleurs ils sont déjà reconnus comme facteur de pénibilité par le décret… Les camarades travaillant dans les divers secteurs de la Chimie (et d'ailleurs) doivent apprécier, vues toutes les saloperies qu’ils bouffent au long de leur carrière !
On est un peu étonnés quand même… D’où l’intérêt à avoir très vite des documents précis, officiels et publics de la Confédération pour savoir ce qu’on défend ou pas ! -
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Lors des discussions en cours depuis le rapport Moreau, la CGT « revendique des actes » (tract du 12 août, le seul sur la
question, voir ci-contre). On y trouve des grands axes, on y trouve quand même le départ anticipé « à partir » de 55 ans « voire avant », on y parle des 12 critères sans préciser lesquels, et
au final, dans le dernier courrier de Thierry Lepaon au premier ministre on retrouve la revendication du Compte épargne
pénibilité présentée dans le rapport Moreau…
Encore récemment (voir ci-dessous l'extrait du tract du 5 septembre), la Confédération estime que le projet gouvernemental "va dans le bon sens", puisqu’il prend en compte des critères de pénibilité. Mais quoi ? Le rapport Moreau ne fait que reprendre les critères Fillon/Sarkozy, le « sens » aurait-il changé avec le changement de gouvernement ? Les critères sont jugés seulement « insuffisants » - ce qui s’appelle une figure de style ! Et surtout, où sont les revendications générales, collectives, portées par la CGT ? -
- Au final, l’impression générale c’est que la Confédération recule subrepticement au fur et à mesure, en ménageant le terrain pour donner l’impression que « ça va dans le bon sens » alors qu’on est très très loin du compte. Pas très différent de l’avis de la Confédération sur la circulaire Valls pour les sans-papiers ("Circulaire Valls : leur montagne vient d'accoucher de sa souris"), ou comment faire passer une défaite pour une victoire, les vessies pour des lanternes, le tout en ménageant soigneusement le gouvernement en place...