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10 février 2020 1 10 /02 /février /2020 09:35

Lundi 10 février 2019

Bureaucratie et violence sexiste à la Ville de Paris

 

Nous avons parlé dans deux articles précédents ("Le Comité Femmes-Mixité de la Ville de Paris privé de moyens" et "Services Publics : la Fédération "normalise" à la Ville de Paris") des soubresauts parmi les fonctionnaires CGT de la Ville de Paris.

Sous un titre racoleur et quelque peu excessif, Mediapart vient de faire paraître un article très détaillé et documenté de ce conflit. Cet article est malheureusement réservé aux abonnés, et c'est en toute connaissance de cause que nous le publions néanmoins en intégral. Non pas pour saboter le travail de ce média, mais parce que les informations de cet article doivent être connues de tou.te.s les militant.e.s CGT.

On lira également les documents antérieurs, regroupés dans un article de "Syndicollectif" sous le titre "Violences sexistes et réactions à la CGT", avec en particulier le premier article de Mediapart sur la question en juin 2018.

Pour mener le combat contre le sexisme et le patriarcat d'un côté, contre la bureaucratie syndicale de l'autre.


 

La CGT de la Ville de Paris implose après une affaire de violences sexistes

 

09 FÉVRIER 2020 | PAR MATHILDE GOANEC

 

Près de 500 militants ont été privés de leurs droits syndicaux par la puissante fédération CGT des services publics, en pleine mobilisation contre la réforme des retraites. Ils dénoncent une « chasse aux sorcières ».
La nouvelle a sonné comme un coup de tonnerre dans le paysage syndical parisien. 498 militants CGT, agents de la Ville de Paris, se sont vu priver de leurs « libertés syndicales », ces heures de délégation prises sur le temps de travail qui permettent d’informer, d’assister leurs collègues ou de faire vivre les sections.

Cette décision brutale, en plein conflit social sur les retraites, n’émane pas de leur employeur, à savoir la Mairie de Paris, mais de leur propre organisation syndicale, la CGT. Elle apparaît, à nombre d’adhérents et de responsables, comme l’énième soubresaut d’une affaire de violences sexistes et sexuelles non liquidée, que nous avons racontée longuement ici.

Les syndiqués sont, selon leur place dans l’organisation, concernés à des degrés divers, dépossédés de quelques heures à plusieurs jours par mois. Les permanents, déchargés à 100 %, vont eux aussi devoir réintégrer leur poste, même si la Ville de Paris ne sera vraisemblablement pas en mesure de retrouver une place à chacun dans un délai si court. Sur le plan syndical, « concrètement, cela veut dire qu’il y a des secteurs entiers à la ville de Paris où il n’y aura plus personne sur le terrain ! », s’alarme Julien Zambelli, secrétaire général du syndicat CGT des personnels administratifs, de la culture et de service, concerné par la mesure de rétorsion.

La CGT est la première organisation syndicale parmi les 51 000 agents publics parisiens. Elle compte environ 5 000 adhérents, sous l’autorité de la puissante fédération des services publics, première fédération de la CGT avec 80 000 adhérents revendiqués au niveau national.

Quelle mouche a donc piqué la fédération pour se mettre dans une telle situation ?

Pour comprendre, il faut imaginer le bateau CGT à Paris. Quatorze syndicats à bord, représentants des professionnels aussi divers que les puéricultrices, les éboueurs, les bibliothécaires ou les égoutiers... Pour parler d’une même voix, une union syndicale les rassemblait, jusqu’en 2017. Cette année-là, à la suite d’un congrès houleux, durant lequel la proposition de créer un syndicat unifié a fait flop, une partie des syndicats quitte le navire pour créer une coordination. Face à l’employeur, ce sont donc deux CGT qui s’expriment désormais, parfois en désaccord entre elles.

« Nous pensions que cela s’apaiserait, ça ne s’est pas apaisé, constate Michel Causseville en charge du dossier à la fédération des services publics. Nous avons donc mis en place un comité de suivi et un pilotage, qui a abouti à la décision de provoquer en juin dernier une conférence, afin d’acter la création d’un nouveau comité, pour rassembler tout le monde. Les syndicats restés dans l’union syndicale n’ont pas voulu y participer. »

Ces derniers avaient alors, dans un courrier, jugé « scandaleuses » les conditions d’organisation de cette conférence. Fin janvier 2020, la réponse est arrivée, par un courrier adressé aux 498 militants de ces syndicats, annonçant que leurs droits seraient donc suspendus jusqu’à nouvel ordre.

Ces droits sont pourtant le résultat des dernières élections professionnelles où cahin-caha, la CGT avait réussi à s’entendre pour monter une seule liste et à conserver sa première place. Mais dans un tel maelstrom, c’est la fédération qui a déposé la liste et qui se retrouve donc « propriétaire » de ces heures.

Leur gestion et leur partage furent alors transmis au tout nouveau comité, reconnu comme seul légitime par la fédération. « Il faut maintenant que ces syndicats acceptent les nouvelles règles de vie, ajoute Michel Causseville. S’ils se rallient au comité, les droits leur seront rendus. » Sollicitée, la responsable de ce comité, Maria Da Costa Pereira, n’a pas souhaité répondre sur le procédé.

Julien Zambelli voit les choses d’un tout autre œil : « La fédération a aidé les syndicats contestataires à créer le comité en juin dernier. Et depuis, elle essaye de nous imposer de rentrer dans cette structure en nous menaçant. Cette menace a finalement été mise à exécution. Leur objectif n’est pas démocratique mais plutôt de dire “tu marches avec nous ou tu crèves”. »

Pour une syndicaliste parisienne, très informée du dossier et elle aussi choquée du procédé, « cette liste de noms fait vraiment penser à des purges, ce n’est pas du tout le mode démocratique que nous voulons à la CGT ».

D’après nos informations, la nouvelle a également circulé bien au-delà de la capitale, et provoqué de nombreuses inquiétudes chez les militants CGT, incrédules à la découverte de cette nouvelle péripétie d’une guerre fratricide. Dans des messages reçus depuis, beaucoup se disent « très secoués », incapables « d’en parler ». « Cela rappelle à trop de gens des chasses aux sorcières qui ont pu exister à la CGT mais aussi la puissance parfois arbitraire des fédérations », confie de son côté une adhérente, qui préfère rester anonyme.

Quant à la confédération, dirigée par Philippe Martinez, et qui a découvert après coup la décision à laquelle doit désormais se soumettre une partie de ses adhérents, elle tente depuis quelques jours d’ultimes opérations de médiation.

« Cette décision de la fédération peut sembler, à première vue, autoritaire, par sa froideur. Donc les militants CGT sont plutôt mécontents et je comprends leur désarroi, fait valoir Boris Plazzi, en charge de l’épineux dossier à Montreuil. Je pense qu’on aurait pu faire différemment mais nous avons aussi des syndicats qui ont refusé de participer à une nouvelle structuration. Le cadre qui leur est proposé leur semble trop rigide et ne permet pas l’expression des désaccords.

En aparté, certains dirigeants confédéraux avouent qu'ils se seraient volontiers passés d’un « tel bordel », alors que la CGT est en première ligne, dans la rue et dans les médias, contre la réforme des retraites.

 

En 2017, plusieurs militantes dénoncent des violences sexuelles et sexistes à la CGT Ville de Paris.

 

Mais il ne s’agit pas, pour la CGT de la Ville de Paris, d’une simple affaire de structuration syndicale qui aurait mal tourné. Les différends politiques et les enjeux de pouvoir au sein de l’organisation ont allumé la mèche, et des violences sexistes et sexuelles, hâté sa combustion.

En 2017, plusieurs militantes créent un collectif « Femmes mixité », et dénoncent officiellement auprès de toutes les instances dirigeantes de la CGT des agressions verbales sexistes et sexuelles répétées, ainsi qu’une agression physique contre l’une d’entre elles, le 2 décembre 2016. Un homme mis en cause : Régis Vieceli, charismatique secrétaire général du syndicat du nettoiement de la capitale. Son syndicat est l’un des sept ayant quitté l’union syndicale en 2017, désormais partie prenante du nouveau comité.

Régis Vieceli n’a depuis reçu aucune sanction de son syndicat ou de la fédération, après une enquête interne, malgré une alerte de la cellule de veille confédérale sur les violences faites aux femmes de la CGT. L’homme a écopé d’un blâme de son employeur (qu’il conteste). La plainte de la victime devant la justice a été classée sans suite.

À la suite de notre enquête, plusieurs militantes avaient signé une tribune commune dans Libération pour rappeler qu’à la CGT, « les luttes ne se gagneront pas sans les femmes ».

« La féminisation, c’est un sujet majeur, or une partie des responsables des syndicats du comité sont bloqués dans les années 1970, assure Julien Zambelli. Pour nous, les violences commises contre des militantes sont intolérables. On nous fait payer cette position, adoptée par tous les syndicats restés dans l’union syndicale. Mais comme la fédération compte à mort sur le nettoiement, pour montrer à quel point la CGT est combative, personne ne lâche Régis Vieceli. Cette histoire n'est pas un simple point de détail, c'est l'un des enjeux. »

Selon plusieurs acteurs interrogés par Mediapart, le « féminisme est bien au centre de cette affaire, tout comme la question démocratique ».

Un point de vue que partage Catherine Albert, membre du collectif « Femmes mixité ». « Pour nous, il s’agit clairement d’une forme de représailles qui pose cette question : quelle CGT voulons-nous ? Quel format de discussion souhaitons-nous dans notre organisation ? La menace ? Les sifflets ? »

En effet, lors du congrès de l’Union départementale de Paris fin janvier 2020, qui rassemble tous les syndicats CGT de la capitale, Régis Vieceli s’est porté candidat, contre l’avis de la commission des candidatures formée à cette occasion. Alors qu’elle expliquait sur le choix qui avait été fait de ne pas soutenir la candidature d’un militant ayant fait l’objet d’une alerte, la responsable de cette commission s’est fait copieusement huer.

Régis Vieceli a finalement bel et bien été élu parmi les 88 membres de la commission exécutive de l’Union départementale, une « gifle » de plus pour le collectif « Femmes mixité »… Et pour la victime, qui milite auprès des 400 adhérents du syndicat de la petite enfance, syndicat très féminin : « Bien évidemment que cette bataille pour garder le pouvoir avait commencé bien avant le 2 décembre 2016. Mais le 2 décembre a cristallisé l’entrée en guerre contre moi, contre nous. Cette suppression de droits syndicaux concerne ceux qui ont dit “non” à ces méthodes en interne. Ils n'attendaient que ça. Nous sommes les femmes à abattre. »

Concrètement, rappelle Catherine Albert, cette décision signifie un appauvrissement significatif de l’action militante pour les femmes du collectif : « Nous nous réunissons sur notre temps syndical, car nous considérons que l’égalité homme-femme fait partie de notre activité syndicale. Comment fait-on par exemple pour organiser la grève du 8 mars à venir ? Nous avons investi dans ce combat, formé des militants, accompagné des agents, que va devenir cette bataille à la Ville de Paris ? Ce n’est pas une attaque de plus. C’est la fin. »

Pour la fédération, « il n’est pas question de représailles » contre quiconque. « Le conflit est plus ancien et puis il y a eu cette histoire regrettable entre militants, avec des témoignages contradictoires mais certains syndicats ont pris parti, regrette Michel Causseville. Il n’y a pas de volonté de couper la tête de qui que ce soit ». Régis Vieceli, contacté, n’a pas répondu à nos questions.

La confédération met elle en garde contre les amalgames : « Nous avons 20 000 syndicats environ à la CGT, dans 90 % des cas ça fonctionne, sans violence verbale, ni physique, rappelle Boris Plazzi. Là, il y a effectivement un fossé entre ce que la CGT prône et ce qui est dénoncé par ces militantes. Mais Régis Vieceli a été élu, il a des partisans et des détracteurs, ce n’est pas binaire. Je n’écarte pas ce problème, car tout est lié. Il a certainement un mode de fonctionnement qu’il faut refondre. »

Si les militants sont nombreux à espérer une sortie par le haut, ce nouvel épisode renforce cependant le sentiment de défiance vis-à-vis d’une fédération qui pratiquerait « la politique de la terre brûlée », selon les mots d’une jeune militante parisienne. « Rester à la CGT ? Je me pose tous les jours cette question, confie avec amertume Julien Zambelli. On reste, car on sait que nous avons des collègues et des valeurs à défendre. Et que si on part on y perdra tous. »

Pour la syndicaliste ayant accusé Régis Vieceli d’agression, et qui a requis l'anonymat, c’est une nouvelle désillusion. « C’est hyper difficile à vivre, après vingt ans de militantisme, de voir ça, comme dans un mariage où celui que tu as épousé n’est pas celui que tu crois. J’ai fait confiance à mon syndicat, et il me tourne le dos. Tant pis pour lui. »

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