Mercredi 28 avril 2010
Souffrance au travail : c'est le capitalisme qu'il faut suicider
!
Aujourd'hui 28 avril, c'est la journée mondiale de la sécurité et la santé au travail, dont on aurait aimé un peu plus d'écho dans nos syndicats et en particulier à la CGT. Entre la multiplication des suicides, à France Telecom et ailleurs, la pénibilité qui ne reste qu'une monnaie d'échange pour nous faire avaler la remise en cause des retraites, et la vie ouvrière et prolétaire de plus en plus rude, il y avait de quoi faire...
Et rien à se mettre sous la dent, sinon un bref communiqué pour nous dire que la Conf' a signé l'accord sur le harcèlement et les violences au travail, sans même référence à cette journée mondiale, qui, pour une fois a du sens ! Juste une brève qui tombe pour nous informer que le BIT (Bureau International du Travail) pointe "les risques émergents" à l'occasion de cette journée...
La "souffrance au travail", c'est le sens de l'exploitation capitaliste à l'échelle de la planète, et donc de la lutte commune pour un monde sans souffrance.
Nous publions ci-dessous un article initialement écrit pour le journal Partisan, et publié en plusieurs morceaux. Il nous apparaît qu'il a toute sa place sur ce blog, bien sûr dans le cadre du débat sur les retraites...
Même s’ils ne font toujours pas l’objet de statistiques (image médiatique de l’entreprise oblige), les suicides liés
au travail parviennent de plus en plus à briser le mur du silence. 24 suicides en 18 mois parmi les 100 000 salariés de France Telecom, 7 suicides entre 2005 et 2009 au Technocentre de Renault
Guyancourt, suicides chez PSA, Thalès, Snecma, etc… la liste noire s’allonge. Selon le vice-président du Conseil économique et social , une personne par jour se donne la mort à cause de ses
mauvaises conditions de travail. Dans ses gesticulations pour moraliser le capitalisme, le gouvernement français oblige aujourd’hui les entreprises de plus de 1000 salariés à engager des
négociations sur le stress.
Les suicides, sommet de l’iceberg
Il est bien
établi que la souffrance au travail se manifeste par des atteintes à la santé qui ne se limitent pas à plonger des salariés dans l’anxiété et la dépression.
• Le stress chronique augmente significativement les risques cardiovasculaires. En démontrant la pression excessive subie par un salarié, des équipes
syndicales parviennent parfois à contrer le refus de la Sécurité Sociale de classer un accident cardiovasculaire en accident de travail, comme à l’usine Continental de Clairoix. Mais
globalement ces accidents restent très mal reconnus.
• La mise à distance du travail ou le désengagement, répandus parmi les ouvriers peu qualifiés qui répriment l’expression de leur souffrance, en « prenant sur eux », finissent
par engendrer des tendinites, lombalgies et autres troubles inflammatoires des articulations et de la colonne vertébrale. Le nombre de ces maladies professionnelles explose
depuis plus de 10 ans, comme l’attestent les statistiques des maladies professionnelles reconnues en France au titre des tableaux 57, 97 et 98 (voir tableau) qui ne représentent qu’une faible
part de la réalité de ces maladies, car une majorité de victimes ne veulent ou ne peuvent pas en obtenir la reconnaissance. Et cette explosion n’est nullement freinée par tous les investissements
et études « ergonomiques » commandés par les Directeurs depuis les années 90, dans le but de réduire les ports de charge, les angles articulaires ou la répétitivité des gestes, avec l’espoir de
réduire l’absentéisme et les pénalités payées à la branche Accidents du Travail et Maladies Professionnelles de la Sécu.
Des traitements palliatifs
Pour endiguer les pertes de productivité et de compétences résultant des dégâts collatéraux du stress sur la santé, de plus en plus de Directions de grandes entreprises développent aujourd’hui
une politique de « gestion du stress » : elles mettent notamment en place des systèmes palliatifs, présentés -et trop souvent acceptés- comme des mesures préventives et curatives, mais surtout
chargés de faire illusion, pendant qu’on ne touche pas aux organisations pathogènes mises en place. Dans la panoplie de ces traitements palliatifs avancés par les patrons –véritables cataplasmes
posés sur une jambe gangrénée- on trouve :
• La formation des managers à la gestion individualisée du stress de leurs subordonnés,
• Les « tickets psy », équivalents médicaux des tickets restaurants, pour aller consulter un psy hors de l’entreprise,
• La cellule d’écoute, pour faire parler les salariés qui vont mal, et remplacer la compassion qu’ils ne trouvent plus chez les collègues. Il s’agit là d’un exutoire, sans
débouché possible sur une remise en question des causes de la souffrance, qui ne fait que reculer le problème,… pour mieux sauter.
• Et, en cas de suicide, l’autopsie psychiatrique pour démontrer que la victime était mal dans ses baskets et que le travail n’y était pour rien.
Cette orientation, encore faiblement combattue par le mouvement syndical, retire à la souffrance au travail son caractère fondamentalement collectif et social, inscrit dans l’organisation
du travail, pour stigmatiser des fragilités psychologiques individuelles. La « psychologisation » des drames vécus par les salariés passe d’ailleurs par l’emploi généralisé du terme
risques « psychosociaux », bien plus acceptable aux oreilles des exploiteurs que le terme « souffrance au travail », là où il faudrait parler de risques
socio-organisationnels.
Plusieurs facteurs, une même origine de classe
Nous devons affirmer nettement que ce dont sont malades de plus en plus de salariés - ouvriers, mais aussi employés, techniciens, et même ingénieurs et cadres -
c’est moins de l’inadéquation (pourtant bien réelle) des outils, que de l’inadéquation de l’organisation capitaliste du travail au caractère social de l’activité
productive et au fonctionnement de l’être humain.
Soumis aux gains permanents de productivité fixés par le capital, de moins en moins de secteurs de l’industrie et du
tertiaire échappent à des politiques fondées sur l’oppression sous ses différentes formes « modernes » :
• L’intensification du travail ne cesse de réclamer plus de tâches et de contraintes inconciliables à assumer en autant sinon moins de temps : quantité,
qualité, respect des délais, contrôles, rapports d’incidents, maintenance de premier niveau, encadrement de novices et de précaires, respect des normes de sécurité, etc…
• La chasse aux déplacements, pauses et temps morts, considérés comme non productifs de plus-value, s’attaque aux possibilités de récupération,
de coups de main et d’échanges entre travailleurs.
• En lieu et place des anciens stocks tampons, les travailleurs sont utilisés comme simples variables d’ajustement d’une production chaotique en juste-à-temps,
ce qui accentue la pression permanente du chrono.
• Une mobilisation subjective démesurée (qualité totale, excellence,…) est exigée au service des seuls intérêts de l’entreprise capitaliste, présentée comme
étant en « guerre » contre les entreprises concurrentes. Le salarié vertueux, militant de son entreprise, doit se dépasser sans cesse, faire mieux que les autres, ne pas hésiter à les éliminer.
Ce mode de relation aux autres est prôné comme modèle hors de l’entreprise par les reality shows à la télé. Cette idéologie belliqueuse heurte les valeurs de solidarité du monde du travail et
nourrit insécurité et violences. Mais le fossé se creuse entre l’engagement demandé et les compensations accordées en termes de rétribution, promotion et garantie d’emploi. Les situations
d’échec, de mise au placard ou d’élimination sont encore plus insupportables dans ce contexte.
• Dans le même temps, les déménagements de sites se multiplient en quête de diminution des coûts immobiliers, et aggravent les coûts humains des trajets des
salariés et la fragilité des équilibres familiaux péniblement trouvés.
• Des procédures de plus en plus détaillées et rigides sont imposées jusque dans les relations des agents des services avec leurs usagers : alors que
l’extorsion de plus-value dans l’industrie a tourné le dos à la taylorisation, cette dernière envahit le secteur tertiaire. Le développement conjoint des cellules d’écoute amène le courant le
plus progressiste de la psychologie du travail à qualifier cette politique de « néo-fordisme monté sur coussin compassionnel ».
• L’encadrement, renouvelé tous les 3 ans au minimum, est de plus en plus éloigné du travail et des travailleurs, de plus en plus rivé au contrôle des objectifs
que lui fixe le supérieur, de moins en moins capable de fournir les ressources nécessaires au travail.
• Le démantèlement des collectifs de travail est l’aboutissement de transformations progressives mais systématiques marquées par
o l’individualisation (du statut, du salaire, des augmentations, des primes, des horaires, des pauses, de l’évaluation du travail, etc.). Les grilles de
salaires disparaissent, la classification par compétences remplace la classification par poste,
o la délation des défauts commis en amont,
o les réorganisations et reconfigurations permanentes d’équipes, d’ateliers, de bureaux, de services et d’usines entières,
o le développement de la polyvalence, de la flexibilité, de la mobilité et de la précarité,
o l’exclusion des plus anciens et des plus réfractaires,
o l’instauration de rapport clients-fournisseurs à la place des rapports de solidarité qui prévalaient autrefois entre les différents métiers ou équipes
de travail.
Ces processus mis en œuvre depuis 40 ans aboutissent à laminer – 1, les marges de manœuvre, - 2, le pouvoir d’agir de chaque travailleur et – 3, le soutien que pourrait lui apporter son collectif
de travail. Disparaissent ainsi 3 bouteilles d’oxygène, qui échappaient jusque là partiellement au contrôle des exploiteurs et grâce auxquelles chaque travailleur actif pouvait mieux protéger sa
santé au quotidien.
Les dégâts de l’individualisation
Le
travail reste l’activité majeure à travers laquelle chacun trouve à constituer son identité, à se socialiser, à contribuer à la société et en tirer reconnaissance. Or, en tentant de capter
l’engagement subjectif du travailleur à son seul profit, l’entreprise capitaliste tend à couper le travailleur de la société et à l’éloigner des autres
travailleurs. Dans les organisations actuelles, le travail perd son caractère d’expérience collective pour ne devenir qu’un corps-à-corps solitaire de chacun avec son travail.
L’individualisation brouille aussi la compréhension des mécanismes sociaux qui génèrent la souffrance au travail. Avec la dissolution des repères collectifs, les conflits sur la façon de
travailler et sur le sens à donner au travail ne sont plus vécus comme des conflits sociaux entre une équipe et la hiérarchie, mais comme des conflits individuels, abusivement interprétés en
termes de « harcèlement moral ».
De plus la mobilisation du cerveau, qu’imposent les nouvelles normes, vient envahir la vie privée, brouillant les frontières entre vie professionnelle et vie familiale. La souffrance qui résulte
de ces processus complémentaires est une manifestation de la contradiction grandissante entre l’organisation capitaliste du travail et le rôle fondamentalement social du travail
humain.
Soigner la société pour soigner l’homme
Mais les nouvelles formes d’exploitation ont leurs limites. L’écart devient trop grand entre l’intelligence réclamée au travailleur pour qu’il produise efficacement et
l’aveuglement attendu pour qu’il se soumette. Les suicides et les maladies qui accompagnent la souffrance au travail sont les symptômes d’une intolérance grandissante à ces
formes d’exploitation écartelantes.
Pour soigner les travailleurs, c’est bien l’organisation de la société qu’il faut soigner, ou plutôt bouleverser. Face à la stratégie patronale d’individualisation et
psychologisation des relations au travail, il convient de réaffirmer la nature éminemment sociale et conflictuelle des difficultés rencontrées par les travailleurs et la nécessité de réponses
collectives. La souffrance au travail est le résultat à la fois d’une guerre sociale engagée par la classe capitaliste et d’un processus individuel par lequel un salarié
intériorise les difficultés rencontrées sous forme de culpabilisation puis retourne la violence contre lui.
A l’inverse, en situant l’origine de la souffrance au travail dans les mécanismes sociaux et l’histoire récente de la lutte de classe, les travailleurs peuvent rationaliser et extérioriser leur
ressentiment, trouver le chemin de l’action collective, la seule capable de redonner du sens aux souffrances endurées, et d’améliorer durablement les conditions de vie. D’où
l’importance d’un travail de masse dans les entreprises, à condition qu’il soit articulé et guidé par un travail révolutionnaire d’analyse, de propagande et
d’organisation pour transformer la réalité.
Paradoxe : les suicides et les maladies qui accompagnent la souffrance au travail sont les résultats d’une
réorganisation capitaliste du travail et de la société lancée dans les années 70, en France, sous le prétexte de répondre aux aspirations du mouvement de mai 68 à l’amélioration des conditions de
travail elles-mêmes. La bourgeoisie a retourné « l’amélioration des conditions de travail » contre la santé !
En effet, le CNPF (le Medef de l’époque) a opéré une remise en cause de l’organisation taylorienne du travail désignée comme principal facteur du malaise des OS et de la grande vulnérabilité de
l’organisation des entreprises. Celles-ci n’ont-elles pas été paralysées 3 à 4 semaines durant en 68 ? Et cette vulnérabilité ne s’est-elle pas révélée de nouveau dans les conflits durs des
années suivantes ? Autour d’Antoine Riboud une aile moderniste du CNPF engage une réforme des conditions de travail : en surfant sur les aspirations individuelles à être mieux respecté, entendu
et responsabilisé, le patronat vise l’atomisation de la classe ouvrière. L’Etat lui apporte son soutien en favorisant les pratiques contractuelles entre patrons et salariés : des « contrats
de progrès » sont signés qui touchent certains aspects des conditions de travail. La mode est à l’enrichissement des tâches puis au lean manufacturing : initié au Japon puis aux USA celui-ci
gagne progressivement la plupart des entreprises, suscitant peu de contestation de la part des principaux syndicats (hormis le CAW canadien), et dégageant des sureffectifs et d’énormes baisses de
coût.
C’est un véritable remodelage de la classe ouvrière qui s’est ainsi opéré avec la complicité des réformistes. Jusqu’alors, les salariés en France étaient largement animés par la conviction d’un
antagonisme irréductible entre eux-mêmes et leur patron, par une identité de classe, motrice d’actions communes pour changer l’ordre des choses. Aujourd’hui, on exige d’eux qu’ils s’identifient à
leur emploi, tel que leur direction le définit, qu’ils adhèrent aux objectifs patronaux et qu’ils acceptent de se dévouer à leur service. Pour imposer cette politique de la table rase et de
l’amnésie, la bourgeoisie a mené une guerre idéologique et langagière, visant à faire disparaître la notion d’ouvrier (remplacée par les termes d’« opérateur », « pilote » ou « conducteur
d’installations »), d’usine, de patron, et aussi celle de conflit : les « partenaires sociaux » sont là pour trouver des solutions consensuelles... Avec l’aide de la gauche au pouvoir, une
nouvelle idéologie s’est fait jour, dans laquelle il n’y a plus de divergence d’intérêts irréductible, les exploiteurs deviennent de respectables entrepreneurs et les intérêts collectifs cèdent
le pas aux intérêts individuels. En 1982, les lois Auroux renforcent la négociation au sein de l’entreprise et donnent au salarié un droit individuel d’expression au sein de groupes d’expression.
Elles alimentent l’illusion que la démocratie entre dans l’entreprise. La crise économique et le chantage à l’emploi favorisent l’adhésion à cette idéologie.
La souffrance au travail est un des résultats de ce recul idéologique et politique du monde du travail. Ces 40 ans d’histoire sont une nouvelle démonstration du danger social et humain des
réformes – ici la réforme des conditions de travail- lorsque la classe ouvrière en laisse la direction à la bourgeoisie.