Jeudi 22 juin 2006
Dans le débat sur la Sécurité Sociale Professionnelle, on a entre-aperçu le terme de "flex-sécurité". Beaucoup a été dit sur les
limites de la prétendue sécurité que l'on nous proposait. Fort peu a été discuté sur la réalité de la flexibilité vécue dans les entreprises et son aggravation permanente. Et force est de
constater que la CGT est très discrète sur la question, puisque semble-t-il, cette flexibilité est un élément objectif et inévitable des évolutions mondiales.
Or cette flexibilité est une attaque permanente et sur tous les fronts. Nous publions ci-dessous une petite plaquette publiée il y a quelques temps par la
Commission du Travail Ouvrier de notre organisation Voie Prolétarienne. La brochure complète (avec encadrés supplémentaires, mise en page, illustrations etc.) est également disponible en téléchargement ci-contre.
Le combat contre la Sécurité Sociale Professionnelle, c'est aussi le combat contre l'acceptation de toutes les formes de flexibilité et de précarité !
Depuis 1998, à l’usine Renault de Cléon, un dispositif est mis en place, censé permettre aux ouvriers de manger en restant à leur poste de travail. De
la même façon que dans l’allée centrale des avions de ligne, un chariot avance et, tout en continuant à œuvrer sur les pièces, on passe commande de sandwiches et de boissons.
On n’est pas loin du Charlot des « Temps modernes ». C’est un exemple parmi d’autres des transformations opérées dans l’industrie sous l’égide de la
production « svelte » ou bien « allégée » ; traduction approximative du terme anglais « lean production ». Cette méthode de gestion industrielle est venue du Japon à la fin des années 80 et s’est
répandue depuis sur le monde entier. Voici comment le patronat résume celle-ci :
- « Tous les moyens de production doivent être réduits,
- 50% du temps et des dépenses en moins pour le développement des nouveaux produits,
- 50% des stocks nécessaires en moins,
- 50% des investissements en moins,
-
50% du personnel en moins ; avec en même temps une plus grande variété de produits et un taux d’erreurs plus faible »
Dans l'industrie, la période d’investissements massifs des années 80 est bien révolue. Il s’agit d’utiliser à 100% les capacités de production dans une course permanente où les patrons exigent de
plus en plus de la main d’œuvre. Mais l’esprit de la méthode n’est pas le même qu'au début du XXe siècle. A cette époque le taylorisme s'était répandu dans l'industrie. Appelé aussi «
Organisation Scientifique du Travail ») il s'agissait de découper à l’infini les gestes et de transformer, par la contrainte, l’ouvrier en robot. L'exemple le plus connu en est la chaîne de
montage automobile. Aujourd’hui, les patrons veulent aller plus loin, nous associer, se servir de notre intelligence et ils animent une campagne permanente pour l’amélioration continue de la
production, la chasse au gaspillage ou la suppression des gestes et déplacements inutiles. On nous pousse, à travers des programmes « qualité », à nous « considérer comme des fournisseurs et
des clients plutôt que comme travailleurs en coopération ». Le but est d’obtenir de nous une rationalisation permanente et un autocontrôle collectif. Ce n’est pas la première fois que cette
démarche était tentée. On avait connu les boites à idée, les lois Auroux et les soi-disant « conseils d’atelier », mais cette fois, nous avons affaire à un ensemble de mesures systématisées par
tout le patronat.
La conséquence la plus importante « en terme de processus de travail est l’intensification du travail, avec une plus forte tension des cycles de travail, des horaires de travail long, des
pratiques de fabrication régimentées et une flexibilité importante de la main d’œuvre ». Cette flexibilité se traduit à plusieurs niveaux : flexibilité des horaires (annualisation en
particulier voire modulation sur 3 ans comme certains contrats dans l’automobile), flexibilité du nombre de salariés (par développement du travail précaire), flexibilité du travail de chacun
(polyvalence accrue sur des tâches de plus en plus déqualifiées) et enfin polyvalence des équipes de travail (qui effectuent de façon autonome un ensemble de tâches incluant réception, gestion du
process, fabrication, contrôle, maintenance, commandes…).
Une autre grande différence dans l’organisation du travail est le redécoupage juridique de l’entreprise. De plus en plus de secteurs sont sous-traités. Une mise en concurrence périodique de ces
entreprises aboutit à une pression croissante sur les salariés et, évidemment, à des économies croissantes. En quelque sorte, le trust donneur d’ordre sous-traite la lutte de classe nécessaire
pour faire baisser les coûts.
Le juste-à-temps est un élément central de la production maigre. Il amène une standardisation des opérations, une chasse aux temps morts, et l’élimination de la plupart des stocks. Les problèmes,
les à-coups, inévitables dans toute production sont amortis par les travailleurs eux-mêmes grâce à un surcroît de travail. La souplesse obtenue auparavant par l’importance des stocks tampons est
ainsi maintenue grâce à une culture de l’urgence. C’est le temps de travail qui devient la variable d’ajustement avec les conséquences qu’on peut imaginer dans l’organisation de nos vies. Cela se
traduit par des heures supplémentaires obligatoires, du travail du week-end imposé, parfois en étant averti au dernier moment.
Toutes ces transformations sont souvent vendues par le patron au prétexte que la compétitivité acquise va sauver l’entreprise. L’exemple de l'usine belge de Renault Vilvorde, où les syndicats
avaient tout accepté en matière de flexibilité, a montré que cela n’empêchait pas la fermeture. On le constate aussi avec la vague de licenciements actuelle.
Ces nouvelles techniques patronales avancent sur un terrain où l’organisation ouvrière a reculé. L’idée d’une société communiste, l’idée même que nous sommes exploités a régressé. Mais ça ne
suffit pas. Pour se mettre en place le nouveau management a besoin de décomposer encore plus les collectifs de travail en tant que collectifs de lutte. Car une telle organisation demande la
collaboration des travailleurs eux-mêmes. Obéir ne suffit pas, il faut participer, comme l’écrit la BDI, l’organisation patronale citée plus haut : « La production allégée ne représente pas une
méthode technique de production mais une philosophie d’entreprise qui se base sur le principe de la responsabilité mutuelle, au sein du management, du personnel et des sous-traitants. Il s’agit
d’un système … pour atteindre le perfectionnisme dans la qualité et la production. ». On pourrait rajouter « quel qu’en soit le prix à faire payer aux travailleurs ».
Et le prix est élevé. Les hausses de productivité acquises ou escomptées ont amené des plans sociaux et des réorganisations incessantes dans la plupart des entreprises. Cela s'est traduit par des
suppressions d’emploi et l’augmentation du chômage. Quant aux travailleurs qui restent, la production allégée s’attaque, entre autres, à tous les espaces de liberté qui rendaient supportable la
vie au travail. Les anciens vous le diront, en 20 ans, l’ambiance, là où il y en avait, a été cassée. Le rire, le propre de l’homme selon les philosophes, a déserté les ateliers. Une étude de
l’INSEE sur l’évolution des conditions de travail, parue début 2003, fait l’inventaire de la pénibilité. Le travail est devenu plus dur, en terme d’efforts physiques et de risques mais aussi
mentalement. Le rythme du travail est devenu plus intense. Les affections ostéoarticulaires dues aux gestes répétitifs sont en hausse de même que les accidents du travail, malgré toutes les
techniques patronales pour les camoufler. Les délais de production à respecter en moins d’une journée deviennent la règle (43% contre 19% en 1984). Les horaires sont plus diversifiés et moins
réguliers. 47% ont du renoncer à leur samedi et 25% au dimanche. Le travail de nuit a augmenté. Enfin, les plannings varient. 5% des travailleurs ne savent pas leur horaire du lendemain et 18% ne
le savent qu’une semaine à l’avance. Les travailleuses sont d’ailleurs à la fois les plus touchées par ces variations d'horaires et celles qui ont la charge domestique la plus grande c’est-à-dire
pour qui cela pose le plus de problèmes. L’évolution actuelle du capitalisme se combine ainsi au poids du patriarcat pour rendre la vie encore plus dure pour les femmes travailleuses.
Comme le dit un tract de notre organisation diffusé à l’Alstom : « Ce qui fait la force de la méthode (mobiliser les ouvriers pour qu’ils apportent de nouveaux gisements de productivité) fait
aussi sa faiblesse : il suffit que les travailleurs ne marchent pas pour que ça foire.
Si elle est mise en œuvre, la production allégée est elle-même une production fragilisée. Il suffit d’une grève dans un petit secteur, ou d’un problème quelconque pour que toute
la machine se grippe.
De multiples luttes ont mis en lumière ces limites, des petites résistances comme des grandes grèves. En 1997, les travailleurs d’UPS (livraison de colis) aux USA, ont imposé des contrats fixes à
plein temps. C’était un coup d’arrêt à la précarisation enclenchée avec la production « allégée ». En 1998, la grève des 9200 travailleurs de Flint, aux USA, a rapidement privé de pièces la
quasi-totalité des usines General Motors. »
Quant aux équipes autonomes aux polycompétences intégrées (pour singer leur verbiage), en cas de grève, on a vu cette autonomie se retourner contre le patron. C’est ce qu’a montré la grève de
Pechiney-Dunkerque en octobre-novembre 1994. L’habitude de tout gérer dans la production a produit une grève victorieuse, organisée collectivement dans tous ses aspects par les grévistes.
En conclusion, la production allégée passe toujours par une dégradation des conditions de vie et de travail. C’est aussi un processus sans fin. Les directions viendront toujours, encore et encore
avec un nouveau projet d’organisation, muni d’un nouveau nom de code et flanquées d'un nouveau cabinet d'audit. Le travail de construction d’organisations syndicales et politiques
révolutionnaires doit donc aussi intégrer une lutte sur notre quotidien de travailleurs. Renverser la tendance et retrouver le chemin d’une lutte de classe révolutionnaire demanderont aussi des
millions de petites victoires dans la reconquête d’ambiances de travail plus vivables. Tout cela se prépare dès aujourd’hui.
Ce qui vient d’être décrit a fait l’objet, ces 15 ou 20 dernières années, d’une lutte de classe à peu près invisible. Elle a concerné tous les lieux de travail. Elle n’a pu être gagnée par la
bourgeoisie que par suite de la faiblesse politique et de l’éparpillement des collectifs de travailleurs. En France, les syndicats, n’ont joué aucun rôle ni dans la compréhension globale ni dans
la riposte à ces attaques. Si la responsabilité principale en revient au sommet des appareils : fédérations et confédération, elle englobe aussi la presque totalité des équipes militantes.
En phase avec les illusions d’une majorité de travailleurs, les militants réformistes, qui sont souvent des ardents défenseurs de leur entreprise, se sont fait piéger par les nouvelles demandes
des patrons modernes. « Enfin on va pouvoir faire entendre nos idées sur la production », « être citoyen dans l’entreprise ». Ce développement de la collaboration de classe jusqu’en bas de
l’échelle, est passé par l’éclatement des anciens collectifs (au gré des réorganisations des lieux de production), l’introduction d’une nouvelle maîtrise, un bourrage de crâne intensif et la mise
à l’écart des ouvriers les plus revendicatifs.
Mais les réformistes n’ont pas seulement déserté le terrain concret. Ils ont aiguillé les protestations spontanées des travailleurs vers un discours qui les rendait inefficaces. A trop affirmer
qu’on veut des droits nouveaux, à trop espérer la conciliation entre l’intérêt de l’entreprise et celle du travailleur, ils n’ont pas vu les attaques quand le patron arrivait avec ses programmes
« qualité », ses opérations « propreté » ou sa lutte contre le « gaspillage ».
La résistance a été menée de façon éclatée par des collectifs encore soudés et des militants peu nombreux liés aux travailleurs. Elle n’a pu que freiner, ici ou là, l’avancée des transformations.
Alors, certes, il y eu des luttes. Mais il n’y a pas eu en France, même dans l’extrême gauche ou dans les gauches syndicales, de compréhension globale de la production allégée et donc de lutte
qui dépasse les murs d’une usine isolée. Par contre, dans d’autres pays, des forces syndicales se sont constituées contre ces politiques patronales. On peut citer le CAW canadien mais aussi des
oppositions syndicales en Allemagne ou aux Etats-Unis. Dans cette lutte, elles ont produit une réflexion qui nous sert aujourd’hui.
Aujourd’hui, même si les attaques sont globales et touchent de multiples aspects de l’exploitation des travailleurs, il nous faut apporter des réponses partielles en terme de mobilisation dès
maintenant. Deux exemples sont cités en encart : la lutte pour l’embauche des précaires et celle contre l’intensité du travail.
Mais évidemment, face à ces attaques globales, la résistance syndicale de lutte pied à pied contre chaque facette de la production allégée, si indispensable soit-elle, ne suffit pas. On l’a vu
par exemple contre les lois Aubry qui généralisaient la flexibilité. Sur certaines mesures, cela demande une lutte centralisée. Et donc cela réclame une construction d’organisations de lutte
puissantes, politiques et syndicales révolutionnaires.
Il faut cependant être clair. Même dans ce cas, nous ne gagnerons pas contre la politique patronale de production allégée en en restant à la lutte syndicale. Pas plus, d’ailleurs, que les
ouvriers n’ont pu remettre en cause l’organisation taylorisée du travail au cours du XXe siècle. La production allégée traduit les besoins d’accumulation et la compétition acharnée que se livre
les trusts. C’est la forme, dans les pays développés, que prend le capitalisme aujourd’hui dans ses méthodes d’exploitation de la main d’œuvre. Ce qui est en cause, c’est donc bien le
capitalisme.
Nos luttes contre la production allégée, pourront sans doute bloquer certaines mesures, en freiner d’autres. Mais le principal travail des révolutionnaires, à travers l'exemple de la production
allégée, est de mettre en lumière la nature du capitalisme et en quoi les intérêts des travailleurs sont inconciliables avec l'intérêt de l'entreprise. Sur ce terrain comme sur les autres il
s'agira, par une succession de tracts de propagande, de réunions et de luttes concrètes, de faire progresser l'organisation des travailleurs. Dans ce cadre, les rencontres entre travailleurs de
différentes entreprises dès aujourd'hui, particulièrement importantes pour faire prendre conscience de la logique commune aux politiques patronales et de la politique de classe à leur opposer.
Les rencontres internationales en particulier, celles de syndicalistes d'opposition (comme les réunions du TIE où participe le CAW, le syndicat canadien déjà cité), où celles des conférences
internationales de partis et organisations marxistes-léninistes, ont ainsi été décisives pour forger notre réflexion sur ce sujet.
C’est ainsi que nous pourrons, même à travers des demi-victoires et des défaites partielles, construire les forces nécessaires, politiques et syndicales, et déboucher sur un combat global pour
abattre ce système.