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19 septembre 2007 3 19 /09 /septembre /2007 19:35
Mercredi 19 Septembre 2007

Le rapport Cahuc-Kramarz : l'emploi selon Sarkozy !

Cahuc.jpgFin 2004, à la demande du gouvernement, deux économistes renommés publiaient un rapport intitulé « De la Précarité à la mobilité : vers une Sécurité Sociale Professionnelle », qui propose de bouleverser en  profondeur le contrat de travail dans notre pays.
Un document clé donc, complété par de nombreux articles dans la presse, d’autres contributions sur la formation professionnelle, bref, les nouveaux gourous du capitalisme moderne.

On aurait tort d’évacuer ce document d’une critique aussi définitive que méprisante. Ce n’est pas un projet « ultra-libéral », une simple déréglementation comme on en a tant connue. C’est un projet réfléchi et cohérent de bouleversement du marché du travail, projet que Sarkozy a de fait intégré dans sa vision de la société française. Projet qui va se décliner en une sorte de « trilogie infernale » dans les mois à venir :
  • Le contrat de travail unique
  • La Sécurité Sociale Professionnelle
  • Le Revenu Social d’Activité pour les chômeurs.
Que contient ce fameux rapport ? (résumé de l’introduction)
  • Le constat de la précarité généralisée de la société française, qui devient un frein à la compétitivité des entreprises en empêchant les embauches, en particulier des jeunes ;
  • Il faut faciliter la mobilité professionnelle pour permettre les restructurations qui sont indispensables : « Si l’on veut réduire la précarité tout en facilitant la création d’emploi et la mobilité professionnelle, il est indispensable d’engager de profondes réformes créant les éléments constitutifs d’une future « Sécurité Sociale Professionnelle » afin de garantir et assurer la qualité des transitions professionnelles. Plus précisément notre rapport indique que la création d’une Sécurité Sociale Professionnelle passe par une réforme coordonnée visant trois objectifs : 1°) améliorer la prise en charge des demandeurs d’emploi en affirmant le rôle de l’Etat ; 2°) permettre un accès plus équitable aux secteurs, aux professions et aux diplômes ; 3°) supprimer autant que faire se peut les statuts d’emploi précaires en créant un contrat de travail unique à durée indéterminée. Cette réforme doit être coordonnée. »
  • Concernant les chômeurs, il faut être plus offensif et plus efficace : « Parce que le chômage est depuis près de trois décennies le problème essentiel de la société française, il faut que les demandeurs d’emploi aient accès à un guichet unique, dont l’Etat soit responsable en dernier ressort, et qui aura en charge et coordonnera les différentes étapes nécessaires à leur reclassement. Cette exigence est une condition indispensable, nécessaire à la mise en place d’une Sécurité Sociale Professionnelle. »
  • Concernant la lutte contre la précarité, il faut développer un contrat de travail unique : « Il faut proposer un nouveau contrat de travail, stable, stabilisateur et qui permet de mettre en œuvre une sécurisation « sociale » des carrières. Un contrat dans lequel l’investissement personnel pourra se développer, la formation continue se mettre en place. (…) Ce contrat aura trois composantes : il sera à durée indéterminée ; il donnera droit à une « indemnité de précarité » versée au salarié ; il donnera lieu à une « contribution de solidarité » correspondant à une taxe payée par l’entreprise qui licencie. Cette contribution de solidarité servira à garantir le reclassement du salarié, reclassement assuré non  plus par les entreprises mais par le service public de l’emploi s’appuyant sur des professionnels payés au résultat. Une contribution égale à 1,6% des salaires des personnes licenciées, qui correspond au coût de reclassement supporté actuellement par les entreprises dans le cadre du licenciement économique »
  • Enfin donc et sur cette base, la Sécurité Sociale Professionnelle « devrait garantir un revenu décent et un accompagnement de qualité de tous les demandeurs d’emploi en permettant une reconversion vers les métiers d’avenir ».

Pour compléter ce résumé qui fait le tour du projet Cahuc-Kramarz, citons à nouveau les auteurs du rapport, à l’occasion d’une polémique avec d’autres économistes :
« Dans ce contexte, nous proposons de repenser l’ensemble de l’architecture de la protection de l’emploi en la faisant reposer sur deux piliers. Premier pilier : un service public de l’emploi efficace, avec un guichet unique et des opérateurs externes rémunérés en fonction du taux de retour à l’emploi des chômeurs qu’ils prennent en charge. Second pilier : un contrat de travail assurant une protection de l’emploi continue et progressive avec l’ancienneté grâce à des indemnités de licenciement significatives, mais en limitant les obligations de reclassement des entreprises et le contrôle judiciaire et administratif économique. Un tel système permet de mutualiser efficacement les coûts des reconversions indispensables à la croissance économique. Il ne s’agit donc pas, comme le dénoncent MM. Coutrot et Husson, d’une « flexibilisation encore  plus radicale du marché du travail », mais bien d’une nouvelle architecture, ni plus, ni moins flexible, ni plus ni moins « libérale » ; simplement différente. »


Adapter le marché du travail au capitalisme moderne

Il ne s’agit pas effectivement d’une quelconque nouvelle réforme, mais d’une vision moderne dont l’objectif est à la fois de « nationaliser » les conséquences des restructurations en France en retirant ce poids aux entreprises, et à fluidifier le marché du travail à la fois dans la mobilité et dans la fourniture d’une main d’œuvre à la fois reconvertie et efficace.
Nationaliser les effets des restructurations : les licenciements seraient considérablement facilités, sans contrôles économiques (on sait qu’ils étaient déjà bien faibles…) et sans formalités. En contrepartie, les entreprises financeraient de manière mutualisée (et non plus individuelle comme dans le passé ou aujourd’hui, des FNE aux PSE en passant par les GPEC) une double institution : un guichet unique qui s’occuperait des chômeurs, et une sécurité sociale professionnelle qui prendrait en charge de manière plus sérieuse la période de chômage pour faciliter les « transitions » nécessaires, les « reconversions vers les métiers d’avenir ».
Fluidifier le marché du travail : renforcer la formation, la remise au travail des chômeurs, favoriser la mobilité professionnelle, mais réduire la précarité.

Le rapport, sans l’afficher explicitement, fait le bilan des trente années passées. Les restructurations industrielles lourdes sont pour l’essentiel effectuées et se poursuivent de manière structurelle, d’une vague à l’autre. Ces restructurations produisent des chômeurs, des précaires, qui n’arrivent pas à remplacer les métiers qualifiés nécessaires à l’avenir, d’autant que des générations entières vont partir en retraite dans les années à venir (le baby boom de l’après guerre). Chacun sait que pour un jeune, il est extrêmement difficile d’acquérir l’expérience nécessaire à un métier qualifié, y compris ouvrier… Aussi, ce rapport propose au patronat (bourgeoisie industrielle) de transférer à l’Etat (bourgeoisie étatique) le rôle de gérer les victimes des restructurations et de fournir à nouveau une main d’œuvre opérationnelle. En ce sens, ce n’est pas du tout un projet « ultra-libéral » comme on l’entend trop souvent, puisque c’est un projet global, sous couvert d’un renforcement du rôle de l’Etat. Les auteurs du rapport ont raison de dire que c’est avant tout une « autre architecture » du marché du travail, qui correspond en fait beaucoup mieux à la phase actuelle du développement capitaliste. C’est donc un projet moderne, adapté à la période actuelle et pas du tout le retour au XIXème siècle (comme on l’entend aussi trop souvent) !
C’est pour cela qu’il y a effectivement une cohérence entre les divers volets de la proposition : contrat de travail unique pour faciliter les licenciements et réduire la précarité, Sécurité Sociale Professionnelle pour faire passer la pilule, et Revenu Social d’Activité premier volet de la remise au travail des chômeurs.


La nationalisation de la flexibilité

Remettre à sa place ce rapport ne veut pas dire escamoter son contenu. Car ce plan est lourd de conséquences :
Pour les chômeurs avant tout, qui seraient mis sous pression de deux côtés. Du côté de l’Etat avec le guichet unique pour suivre la reprise du boulot, et la diminution rapide des allocations (en particulier pour les plus qualifiés) si les délais tardent trop. Du côté des sous-traitants privés payés « au résultat » qui forceront les salariés à accepter n’importe quoi pour pouvoir toucher leurs honoraires. En ce sens, la Sécurité Sociale Professionnelle est une sorte de miroir aux alouettes pour faire passer la pilule. On imagine qu’on sera plus tranquille avec salaire convenable et formation, mais on sera sous surveillance en permanence pour accepter n’importe quel boulot. On notera que jamais la question des conditions de travail et de la pénibilité n’est envisagée dans la « transition » entre deux boulots. Chacun peut imaginer ce que cela veut dire avec des horaires de nuit, ou coupés en tranche, des kilomètres à faire pour aller travailler, les reconversions proposées en vigiles ou femmes de ménage…
Pour les salariés, le contrat unique est un contrat light qui peut être facilement rompu, même si cela coûte de plus en plus cher à l’entreprise au fil des ans. Il n’y aura certes plus de CDD, mais tiens, surprise, il n’est pas prévu d’en finir avec l’intérim ! C’est à dire que ce sera une sorte de CPE généralisé, et qui durera même au delà des deux ans prévus initialement avec la menace permanente de se retrouver dehors, retour à la case départ sous la pression du chômage… En ce sens, il n’est pas faux de dire qu’il s’agit d’une flexibilité généralisée et aggravée. De la flexibilité « externe » à l’entreprise (ce qu’est la précarité aujourd’hui), on va passer à une flexibilité « nationalisée » sous couvert de l’Etat !


Le débat avec la CGT

Nous le disions en introduction, ce rapport a été largement débattu et nos « têtes pensantes » de la CGT s’y sont beaucoup intéressées. Notre éternel JC Le Duigou d’abord bien entendu, un des principaux artisans de la revendication de la CGT de Sécurité Sociale Professionnelle (dont on voit bien les points communs avec celle du rapport), et Maryse Dumas également, actuellement en charge du dossier pour le Bureau Confédéral.

Lors d’un débat organisé par l’Humanité (le 17 janvier 2005), JC Le Duigou discute de manière carrément soft avec les auteurs. « Le syndicat n’est pas là pour punir l’entreprise », « la mobilité ne nous effraie pas au contraire, le souhait des travailleurs est de pouvoir avoir un parcours professionnel » « Nous partageons la réalité de la précarité » « Vous pointez à juste titre les lacunes du reclassement » etc. on est habitué à la conciliation d’un dirigeant qui a déjà donné toutes ses preuves de réformiste avéré.
Que reproche-t-il alors au rapport ?
De faire totalement l’impasse sur les causes des suppressions d’emploi dans l’entreprise. C’est exact, Cahuc et Kramarz ne rentrent pas dans le débat, ils considèrent que c’est le fruit inéluctable de la mondialisation capitaliste. A notre manière, on peut être d’accord. Mais JCLD conteste ce point de vue : les suppressions d’emploi sont des solutions de « facilité », on pourrait faire « autrement ». Face aux réparties de ses « contradicteurs », il s’assouplit : il ne s’agirait plus que « ne pas abandonner la confrontation sur l’opportunité de supprimer des emplois ». Et argument choc final : « s’il y a un service public de l’emploi, ne risque-t-on pas d’encourager le patronat à l’irresponsabilité sociale »… Voilà qu’on nous ressert la soupe du patron responsable, éthique, citoyen, vous savez celui qui sait s’affranchir des lois du marché pour montrer son bon cœur, celui qui aime tant ses salariés qu’il n’ose plus parler exploitation, plus value… Cahuc et Kramarz on beau jeu de lui rappeler les lois de fer du capitalisme, qui s’imposent à la volonté même des patrons : concurrence, marché, mondialisation, restructurations etc.
Bien sûr, il est tout à fait possible que les patrons ne se foulent pas trop quand ils doivent en passer par là, mais ce n’est pas leur problème, et cela ne joue qu’à la marge !
Bref, un débat assez médiocre, où finalement les économistes bourgeois s’en sortent bien mieux que notre syndicaliste de choc !

Un deuxième débat (toujours organisé  par l’Humanité, à croire qu’ils aiment ça) a lieu le 18 mars 2006, en pleine mobilisation contre le CPE, cette fois avec Maryse Dumas. Un débat un peu plus offensif, moins consensuel, ni le contexte ni la personne ne sont les mêmes ! Mais sur le fond, mêmes confusions. Maryse Dumas tente d’intervenir sur le terrain économique (« il faut de la croissance ») mais sans s’interroger une seule seconde sur ce qu’est cette « croissance » dont la CGT aime tant parler, sinon une plus grande compétitivité et productivité des entreprises françaises qui ne peuvent sortir … que de l’exploitation accentuée des travailleurs !
Un bon point (mais c’est maigre) sur une référence à la sous-traitance, un des principaux nids de profits pour les grandes entreprises. Une critique du CNE et du CPE, la défense des jeunes précarisés, des salaires et des qualifications, finalement on parle assez peu du projet de Sécurité Sociale Professionnelle. Et c’est sur la fin que l’ambition de M.Dumas se dévoile rejoignant les points de vue de JCLD : « Les entreprises ont une responsabilité globale dans la société. Elles ne peuvent pas se contenter d’acheter de la main d’œuvre quand elles en ont besoin et de la jeter ensuite. Les salariés doivent pouvoir vivre décemment de leur travail, construire un projet de vie, avoir des droits pour ne pas dépendre complètement du bon vouloir patronal. Notre projet de Sécurité Sociale Professionnelle n’est pas seulement une réponse au licenciement. Mais quand il y a rupture, nous sommes pour le maintien du contrat de travail et du salaire jusqu’au reclassement effectif, financé par une cotisation mutualisée des entreprises ». A nouveau l’entreprise responsable… et un objectif modeste : ne pas dépendre « complètement » du bon vouloir patronal. Nous, nous ne voulons plus de patrons du tout, nous voulons notre société, à nous, pour nos besoins et notre libération matérielle et intellectuelle ! Enfin, on remarquera que la seule différence notable entre la proposition de la CGT et celle de Cahuc-Kramarz, c’est le maintien du contrat de travail par l’entreprise qui licencie. La CGT a même accepté le fond mutualisé proposé par le rapport Cahuc… Il ne reste plus qu’un symbole, le principe de fond est désormais partagé…

Le rapport Cahuc est en route, cela se voit dès à présent dans les propositions de Sarkozy (le guichet unique pour les chômeurs, le contrat unique de travail, la sécurité sociale professionnelle). Il n’est pas combattu sérieusement par les directions confédérales car il les caresse dans le sens du poil, pour l’essentiel. En particulier, en valorisant le caractère étatique du service public de l’emploi et de la Sécurité Sociale Professionnelle il se les met dans la poche en leur faisant implicitement miroiter des places d’administrateurs (comme à la Sécu, comme à l’Unedic), bref de nouvelles planques de bureaucrates !

Mais de ce pain là, nous ne voulons pas !
L’heure est à la mobilisation, contre la précarité, contre les licenciements (bataille abandonnée par la direction confédérale), pour la défense des privés d’emploi et contre le travail forcé.
Les mois à venir vont être difficiles, c’est dès à présent qu’il faut être au combat pour expliquer, débattre, mobiliser !

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