Mardi 28 mai 2013
Le projet de SCOP de la CGT Goodyear
Le 26 février, au terme d’une journée d’action sur la ville d’Amiens en demi-teinte (« Travailleurs de Goodyear, prêts pour le combat ! »), la CGT de Goodyear accompagnée de l’avocat Fiodor Rilov faisaient un scoop devant les caméras : la CGT proposait de reprendre l’usine Goodyear Amiens Nord en SCOP !!!
Scoop médiatique, mais surtout scoop pour les ouvriers ! Personne n’était au courant, seuls quelques-un(e)s savaient au sein même du syndicat, et absolument personne en dehors.
Dès le départ, c’est donc un projet d’experts qui ne repose sur aucune demande, aucune aspiration des travailleurs de l’usine. Déjà, on peut dire que c’est mal barré. C’est donc très différent d’autres projets (en particulier Fralib) où le projet de SCOP arrive en fin de conflit, après des mois de bagarre, quelque part en solution ultime pour conserver l’emploi et le collectif social de lutte.
Le projet de la CGT Goodyear n’est même pas un projet syndicalo-social, c’est un projet simplement économique, un pur contre-projet capitaliste (« Emploi et licenciements : les contre-plans industriels »).
Que sont les SCOP ?
Des entreprises coopératives, où les actionnaires sont les salariés eux-mêmes qui gèrent leur entreprise en autogestion. Comme le dit Rilov lors de l’assemblée du 27 avril : « Tout est maîtrisé par les salariés qui détiennent l’entreprise et qui ont chacun une voix à l’assemblée générale ».
Au premier abord, un bouleversement par rapport au capitalisme d’aujourd’hui : plus de profit pour les actionnaires, plus de patron voyou, respect mutuel et participation démocratique de tous, choix discutés en assemblée, plus de petits chefs méprisants… franchement quoi demander de mieux ? A Fralib, les camarades en viennent même à contester le mode de domination impérialiste sur les pays du Tiers-monde et à imaginer des liens directs avec les producteurs de thé, sans intermédiaires…
La preuve par A + B que le capitalisme peut se réformer et prendre un visage quand même plus « humain », n’est-ce pas…
Nous l’avons dit, nous le disons et nous le répéterons : ces projets sont des illusions et nullement des solutions. Pour une raison très simple : ces projets sont imaginés pour un monde sans concurrence, sans guerre économique, où donc la rentabilité du capital (le taux de profit) n’est pas au cœur de la production, et où chacun pourrait vivre en bonne entente dans un monde sans contradiction… où chacun pourrait prendre les décisions qu’il souhaite, au mieux, sans s’occuper des autres.
Or chacun sait que ce n’est pas le cas. Chacun voit la guerre économique, la concurrence et donc les restructurations déchirer toute la planète économique, du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest. Une entreprise (privée ou publique, par actions ou SCOP) ne peut survivre dans ce tourbillon qu’en faisant mieux que ses concurrents : mieux au niveau des prix de vente, au niveau de la qualité, des innovations technologiques, de la conquête des marchés etc. Paradoxe : Mickaël Wamen le reconnaît dans la présentation qu’il faut dans les deux réunions des 23 mars et 27 avril, mais est incapable d’en tirer les conséquences… Donc, et par voie de conséquence, au niveau des salaires, des conditions de travail, de la division, de la parcellisation et de la spécialisation des tâches.
Une SCOP qui n’emploie pas d’intérimaires, vous connaissez ? Nous pas. Une SCOP où les fonctions tournent, où les ouvriers et les cadres permutent leur place tous les mois ? Sorti du domaine artisanal, nous pas. Une SCOP qui vend ses produits au prix qu’elle souhaite ? Nous pas.
Une SCOP n’est qu’une entreprise capitaliste de type particulier, qui peut effectivement survivre un temps au sein du capitalisme dans ce qu’on appelle des « niches » de production, mais très rarement dans de grandes entreprises. Entreprise où les travailleurs « s’auto-exploitent », et en arrivent à prendre des décisions pour eux-mêmes qu’ils n’auraient jamais acceptées de la part d’un patron… Lors de la présentation du 27 avril, Rilov développe longuement sur le partage des bénéfices (évidemment juteux dans l’exemple choisi, il faut bien appâter le client !) dans une SCOP mais ne dit pas un mot de ce qui se passe en cas de pertes…
Illusion de travailler « pour soi-même » et pas pour les actionnaires… Illusion qui se fracasse à la première tempête concurrentielle, ou à la première exigence des donneurs d’ordre (les SCOP sont le plus souvent de sous-traitants).
Nous ne développerons pas plus ici (nous aurons l’occasion d’y revenir), les lecteurs intéressés peuvent consulter un dossier (qui date déjà de 1985, comme quoi ce n’est pas une question nouvelle) sur le sujet ICI.
Mais nous allons revenir sur le projet de la CGT Goodyear.
Présenté en mode « clandestin » le 23 mars aux salariés de l’entreprise, un peu développé le 27 avril dans une deuxième réunion cette fois ouverte à la presse, c’est un projet purement capitaliste (en ligne à la fin de cet article la totalité de la présentation audio de la SCOP lors de la réunion du 27 avril). Pas un mot sur les conditions de salaire et de travail, pas un mot sur le mode de management, sur les différences salariales, sur les cadences, sur la gestion de l’entreprise… Et l’on sait que dans toutes les SCOP la démocratie formelle de l’assemblée générale annuelle cache les décisions réelles prises au jour le jour par les cadres et dirigeants, comme tous bons managers capitalistes confrontés au marché et à la concurrence.
La nature du projet est simple : il s’agit de créer une entreprise partenaire de Goodyear, sous le régime de la SCOP donc, totalement intégrée dans la chaîne économique du monopole.
Selon la CGT et Rilov, le projet de SCOP nécessite le transfert de la part de Goodyear de toutes les licences techniques, des contrats d’achat préférentiels de matière première, la coopération en matière de recherche et développement, la cession des portefeuilles client et la licence commerciale du réseau de distribution, et en plus nécessite d’imposer à Goodyear de financer le démarrage de la nouvelle entreprise.
Comme ils le disent, « il faut que Goodyear joue le jeu » … c’est le moins qu’on puisse dire à voir le projet ! Autant dire qu’il y a loin du rêve à la réalité.
A préciser que le projet de SCOP prévoit également le rapatriement d’une grosse partie de la production des usines de Pologne et de Turquie, tant pis pour les ouvriers polonais et turcs, qu’ils crèvent…
Bien. Il est déjà assez sidérant de voir des syndicalistes revendiquer un tel projet, c’est une ignorance absolument crasse du fonctionnement capitaliste (voir l’autre article « Impasse juridique ou sursaut de la lutte des classes à Goodyear ? »). Mais quoi d’étonnant quand on voit un avocat et des syndicalistes capables de faire une présentation de deux heures et demi sans une fois utiliser le mot capitalisme ???
Mais il est encore plus sidérant de voir ces syndicalistes et avocats associés se gargariser d’avoir juste simplement «
paraphrasé » la proposition de Titan et de l’avoir copiée mot pour mot, pour la proposer comme projet de SCOP !!!
Vous ne nous croyez pas, et bien écoutez, c’est enregistré lors de la deuxième réunion de présentation le 27 avril, la qualité
n’est pas parfaite, mais on comprend l’essentiel :
Voilà, Titan, le requin américain sans foi ni loi, qui fait son profit de l’exploitation éhontée aux quatre coins du monde présenté en modèle industriel digne d’être repris tel quel, paraphrasé mot pour mot et c’est pas nous qui le disons, c’est Rilov !!! Honte à de tels syndicalistes !!! Jamais un syndicaliste de classe, un travailleur un minimum – très minimum – conscient de ce que sont les effets du capitalisme ne peut avaler cette couleuvre (c’est un boa !!!). C’est pathétique de voir ainsi des syndicalistes qui se veulent radicaux affirmer ainsi des gages de garantie de bonne intégration au capitalisme…
Un deuxième argument supposé « béton » revient tout au long de l’argumentation. Goodyear prétend perdre beaucoup d’argent dans le Farm, la CGT dit le contraire. Alors, qu’il nous cède l’affaire dans la SCOP, on lui fait gagner beaucoup d’argent en lui évitant en plus les licenciements, après c’est plus son problème !
Ah, oui, ça paraît tellement limpide et simple une gestion facile du capitalisme, n’est-ce pas ? Ils sont vraiment cons ces patrons… et c’est répété en litanie tout au long des interventions !
Mais le fond de l’histoire c’est que les projets de Goodyear ne se mènent pas au niveau d’Amiens Nord, mais au niveau d’un
monopole mondial où l’activité pneus tourisme représente plus de 90% de l’activité, et où les projets de restructuration de Goodyear sont à l'échelle de la planète. La CGT répète comme une
ritournelle que « personne ne peut croire qu’un constructeur comme Goodyear va abandonner 14% du marché aux concurrents, c’est impossible, 95% de bluff », mais si, mais si camarades, c’est tous
les jours que ça se passe dans la guerre économique mondialisée ! Ce sont les aléas du taux de profit, des marchés, des recentrages et des restructurations permanentes !
Goodyear, pour des raisons inconnues mais qui sont les siennes a décidé de fermer Amiens Nord. Peut-être l’usine est-elle
rentable, va savoir. Mais dans ce cas, la perspective, purement capitaliste pour un autre industriel, c’est de récupérer le marché en toute indépendance – et il est parfaitement illusoire
d’imaginer obtenir en partenariat la collection de licences et accords préférentiels d’un monopole qui justement veut se dégager d’une activité, même rentable… Alors, peut-être y a-t-il des
accords souterrains de reprise des marchés par Titan, c’est tout à fait possible – c’est la défense de l’emploi, contre la délocalisation, contre
la fermeture qui doit être au cœur de la lutte et de la mobilisation ouvrière, pas un supposé projet capitaliste concurrentiel à celui de l’entreprise américaine… fût-elle sous le
nom de scop !
Le prétendu projet de SCOP de la CGT Goodyear est juste illusoire, et cela ressemble plus à un plan de com’ pour faire oublier qu’on n’organise pas la lutte…
Oui, plan de com’ comme ceux de tous les politiciens bourgeois que nous vomissons : annonce devant les télévisions sans que les ouvriers soient au courant le 26 février, première réunion confidentielle et le 23 mars, affichée « secret » pour faire mousser les médias, alors qu’il n’y avait rien du tout de secret, tous les chiffres donnés étaient déjà publics (qu’on ne nous raconte pas d’histoire, nous avons tous les enregistrements !), grosse opération médiatique pour remettre le dossier à la direction le 23 avril (d’ailleurs validée par la direction elle-même, elle y a intérêt pour montrer qu’elle est de bonne volonté dans les procédures juridiques, voir le courrier ci-contre), nouvelle réunion le 27 avril – et depuis plus rien.
On va en reparler au tribunal le 3 juin, bien sûr. Mais quoi ? La direction va répéter qu’elle n’est plus intéressée par ces pneus, en fabrication directe comme en sous-traitance, et puis voilà… Après, bien sûr que les concurrents (dont Titan, Michelin, Continental, BKP et autres) vont se partager le marché, c’est la loi du genre… Mais rien que de très ordinaire dans la jungle de la guerre économique capitaliste…
Alors la SCOP ? Même les ouvriers de Goodyear n’y croient pas une seule seconde et elle ne verra jamais le jour, nous
l’affirmons. C’est un plan com’ pour faire mousser l’avocat et quelques délégués devant les médias, pour montrer comment ils sont bien raisonnables et bien respectueux du marché
capitaliste, comment ils seraient d’excellents gestionnaires bien meilleurs que les patrons, comment ils contrôlent la révolte ouvrière (et ils ont un peu flippé le 7 mars, même s’ils n’ont
pas repris le contrôle), finalement comment ils sont de parfaits lieutenants ouvriers du capital, comme les qualifiait Lénine il y a longtemps (« Mais d’où sort toute cette bureaucratie ? »).
La présentation audio de la SCOP lors de la réunion du 27 avril (53 minutes) :