Qu'est-ce que la Démocratie ?
Extrait de "De l'Etat" de Lénine, conférence faite à l'université Sverdlov le 11 juillet 1919
La forme que revêt la domination de l'Etat peut différer : le capital manifeste sa puissance d'une certaine façon là où existe une certaine forme, d'une autre façon là où la forme est autre ; mais, somme toute, le pouvoir reste aux mains du capital, que le régime soit censitaire ou non, même si la république est démocratique ; mieux encore : cette domination du capitalisme est d'autant plus brutale, d'autant plus cynique que la république est plus démocratique. Les Etats-Unis d'Amérique sont une des républiques les plus démocratiques au monde, mais dans ce pays (quiconque y a séjourné après 1905 l'a certainement constaté), le pouvoir du capital, le pouvoir d'une poignée de milliardaires sur l'ensemble de la société se manifeste plus brutalement, par une corruption plus flagrante que partout ailleurs. Du moment qu'il existe, le capital règne sur toute la société, et aucune république démocratique, aucune loi électorale n'y change rien.
Par rapport à la féodalité, la république démocratique et le suffrage universel constituaient un immense progrès : ils ont permis au prolétariat d'atteindre à ce degré d'union, de cohésion, qui est le sien aujourd'hui ; de former les organisations disciplinées qui mènent une lutte systématique contre le capital. Rien de tel, ni même d'approchant, n'existait chez le paysan serf, sans parler des esclaves. Les esclaves, nous le savons, se révoltaient, provoquaient des émeutes, déclenchaient des guerres civiles, mais jamais ils ne purent constituer une majorité consciente, former des partis capables de diriger leur lutte, avoir une idée nette du but qu'ils poursuivaient ; et même aux moments les plus révolutionnaires de l'histoire, ils furent toujours des pions aux mains des classes dominantes. La république bourgeoise, le Parlement, le suffrage universel, tout cela constitue un immense progrès du point de vue du développement de la société à l'échelle mondiale. L'humanité s'était mise en marche vers le capitalisme ; et seul le capitalisme, grâce à la culture des villes, a permis à la classe opprimée des prolétaires de prendre conscience d'elle-même et de créer un mouvement ouvrier mondial, d'organiser des millions d'ouvriers du monde entier en partis - les partis socialistes - qui dirigent en connaissance de cause la lutte des masses. Sans le parlementarisme. sans le principe électif, cette évolution de la classe ouvrière eût été impossible. Voilà pourquoi tout cela a acquis tant d'importance aux yeux des masses les plus larges. Voilà pourquoi le tournant semble si difficile. Les hypocrites fieffés, les savants et les curés ne sont pas seuls à entretenir et à défendre le mensonge bourgeois selon lequel l'Etat est libre et appelé à sauvegarder les intérêts de tous ; beaucoup de gens font leurs, en toute candeur, les vieux préjugés et ne parviennent pas à comprendre comment s'opère le passage de la vieille société capitaliste au socialisme. Ceux qui sont directement soumis à la bourgeoisie, qui sont assujettis au joug du capital ou sont corrompus par lui (le capital a à son service une foule de savants, d'artistes, de curés, etc., de toutes sortes), et aussi des hommes qui sont simplement influencés par les préjugés de la liberté bourgeoise, tous, dans le monde entier, sont partis en guerre contre le bolchevisme parce qu'au moment de sa fondation, la République des Soviets a rejeté ce mensonge bourgeois et déclaré ouvertement: vous prétendez que votre Etat est libre ; mais en réalité, tant qu'existe la propriété privée, votre Etat, fût-il une république démocratique, n'est qu'une machine aux mains des capitalistes pour réprimer les ouvriers, et cela apparaît d'autant plus clairement que l'Etat est plus libre. La Suisse en Europe, les Etats-Unis en Amérique, en sont un exemple. Nulle part la domination du capital n'est aussi cynique et impitoyable, et nulle part cela n'éclate autant que dans ces pays qui sont pourtant des républiques démocratiques, malgré leur savant maquillage, malgré tous les propos sur la démocratie pour les travailleurs, sur l'égalité de tous les citoyens. En réalité, en Suisse et en Amérique, c'est le capital qui règne, et on riposte aussitôt par la guerre civile à toutes les tentatives faites par les ouvriers pour obtenir une amélioration tant soit peu substantielle de leur sort. Ces pays sont ceux qui ont le moins de soldats, de troupes permanentes ; en Suisse il existe une milice, et tout Suisse a un fusil chez lui ; jusqu'à ces derniers temps, l'Amérique n'avait pas d'armée permanente. C'est pourquoi, quand une grève éclate, la bourgeoisie s'arme, recrute des soldats et réprime la grève ; et nulle part le mouvement ouvrier n'est aussi férocement réprimé qu'en Suisse et en Amérique, nulle part l'influence du capital ne se fait aussi fortement sentir au Parlement. La force du capital est tout, la Bourse est tout ; le Parlement, les élections ne sont que des marionnettes, des fantoches... Mais plus le temps passe, et plus les yeux des ouvriers s'ouvrent, plus l'idée du pouvoir des Soviets progresse, surtout après le sanglant carnage que nous venons de subir. La classe ouvrière se rend de mieux en mieux compte de la nécessité de lutter implacablement contre les capitalistes.
Quelles que soient les formes revêtues par la république, fût-elle la plus démocratique, si c'est une république bourgeoise, si la propriété privée de la terre, des usines et des fabriques y subsiste, et si le capital privé y maintient toute la société dans l'esclavage salarié, autrement dit si l'on n'y réalise pas ce que proclament le programme de notre Parti et la Constitution soviétique, cet Etat est une machine qui permet aux uns d'opprimer les autres. Et cette machine, nous la remettrons aux mains de la classe qui doit renverser le pouvoir du capital. Nous rejetterons tous les vieux préjugés selon lesquels l'Etat, c'est l'égalité générale. Ce n'est qu'un leurre ; tant que l'exploitation subsiste, l'égalité est impossible. Le grand propriétaire foncier ne peut être l'égal de l'ouvrier, ni l'affamé du repu. Cet appareil qu'on appelait l'Etat, qui inspire aux hommes une superstitieuse vénération, ajoutant foi aux vieilles fables d'après lesquelles l'Etat, c'est le pouvoir du peuple entier, - le prolétariat le rejette et dit : c'est un mensonge bourgeois. Cette machine, nous l'avons enlevée aux capitalistes, nous nous en sommes emparés. Avec cette machine, ou avec ce gourdin, nous anéantirons toute exploitation ; et quand il ne restera plus sur la terre aucune possibilité d'exploiter autrui, qu'il ne restera plus ni propriétaires fonciers, ni propriétaires de fabriques, qu'il n'y aura plus de gavés d'un côté et d'affamés de l'autre, quand cela sera devenu impossible, alors seulement nous mettrons cette machine à la ferraille. Alors, il n'y aura plus d'Etat, plus d'exploitation. Tel est le point de vue de notre Parti communiste. J'espère que nous reviendrons à cette question dans les conférences qui suivront, et à plus d'une reprise.