Samedi 25 février 2006
Dans le débat interne à la CGT, la "défense du service public" revient de manière permanente, sans que personne ne s'interroge véritablement sur le contenu de cette revendication, qui pose quand même un certain nombre de problèmes.
Nous avons donc décidé de republier un article paru dans le journal "Partisan" il y a presque dix ans (juin 1996) et qui reste d'une actualité confondante.
Il n'y a pratiquement pas une virgule à changer, seules les situations sont un peu différentes, et encore !
Que l'on fasse seulement le parallèle entre la pétition de SUD-Télécom de 1996 dont on parle dans l'article, et la pétition de la CGT sur EDF l'année dernière...
Article initialement paru dans « Partisan » N°111 – Juin 1996
En ce début juin, les manifestations se multiplient secteur par secteur dans la fonction publique, contre les privatisations, pour la défense du service public.
Tout d'abord, il faut clarifier ce qui se cache derrière cette formule bien obscure. Le Service Public recoupe en fait quatre fonctions, dont l'apparition et l'évolution historique sont différentes.
- Il y a d'abord l'armée, la police, la justice, fonctions dites «régaliennes», c'est à dire de défense de l'Etat. Sans s'étendre, il est évident que ces fonctions sont parfaitement claires : il s'agit de la défense de l'ordre des exploiteurs. De Vigipirate aux prisons surpeuplées de prolétaires, des bavures policières aux amnisties pour les corrompus, les exemples tombent tous les jours.
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Il y a ensuite les fonctions assurées par l'Etat au fur et à mesure du développement des échanges et de l'apparition du
capitalisme, pour faciliter et accélérer ce développement. On peut citer les transports (routes, SNCF, Air France...), les communications (Poste, Télécoms...). Ces Services Publics ne sont
nullement apparus pour répondre aux besoins des travailleurs ou suite à leur combat, mais pour faciliter la circulation du capital en hommes, en marchandises ou en flux
financiers. Cette évolution est en route depuis le Moyen Age et se poursuit depuis avec l'accélération et l'extension des échanges mondiaux liés à
l'impérialisme.
- Il y a les services liés à la reproduction de la force de travail : santé, école, services de bases (eau puis électricité...). Ces services sont apparus avec l'industrialisation et le développement du capitalisme, pour fournir une main d'œuvre opérationnelle et efficace. Rien d'étonnant à ce qu'ils se soient très développés après la deuxième guerre mondiale, alors que la main d'œuvre était rare (c'est l'époque du développement massif de l'immigration) et manquait de qualification pour la reconstruction de l'après-guerre.
Ces services ont eux été l'enjeu de luttes (par exemple sur la santé) pour étendre les avantages accordés aux travailleurs. Mais ces
luttes ne doivent jamais faire oublier la place qu'ils occupent dans la société : la santé, l'école, les services de base, les transports ne sont pas là pour le bien-être des travailleurs
mais pour le bon fonctionnement d'une société basée sur l'exploitation.
Aujourd'hui, il y a cinq millions de chômeurs et l'enjeu est différent pour le capital. D'abord, on cherche à terroriser les immigrés pour les virer, c'est on ne peut plus clair. Ensuite la force
de travail disponible sur le marché (les chômeurs et précaires) permet de réduire les besoins (et donc les coûts) nécessaires à sa reproduction. Enfin, les restrictions budgétaires de l'Etat
poussent toujours plus aux économies. Les bourgeois avancent donc l'idée d'un «service universel» pour tous réduit au strict minimum, tout le surplus étant à la charge
individuelle de chacun. La sélection se fera alors par l'argent avec son cortège de misère et de laissés pour compte, mais pour les exploiteurs il y aura toujours assez d'ouvriers à mettre à
l'usine.
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Il y a enfin quelques secteurs industriels stratégiques soit du fait de la lourdeur des investissements nécessaires (énergie, EDF
par exemple) inaccessibles aux capitalistes individuels, soit du fait de leur rôle stratégique particulier (armement).
Si l'on fait le bilan, avec un peu de recul et en partant du point de vue des travailleurs, d'un point de vue de classe, on constate qu'avant tout le fameux Service public, c'est le Service du Capital, pour reprendre une formule choc qui en fait bondir plus d'un. On ne peut faire l'économie de cette analyse de fond. Car sinon, on est amené à défendre les flics, la bonne santé de l'impérialisme français (France Télécom), ou a éviter de s'interroger sur le rôle de la santé ou de l'école.
Voilà une première conclusion politique : on ne peut pas défendre le Service Public. Nous revenons plus loin
sur ce qu’il faut défendre du point de vue des travailleurs.
Quels «usagers» ?
Continuons à clarifier tes confusions. Il y a un mot qu'il nous faut absolument bannir du
vocabulaire : celui d’ « usager». C'est la dernière formule à la mode répandue aussi bien par le RPR que dans «Rouge», mais c'est un terme qui ne fait que répandre la confusion. Quelle
correspondance peut-on faire entre la quittance EDF du chômeur de Valenciennes et celle d'Aluminium Pechiney à Dunkerque ? Aucune, pourtant ce sont deux usagers de l'électricité.
Quel lien faire entre les appels téléphoniques de la mamie de Lavelanet et ceux de la salle de la Bourse du Crédit Lyonnais ? Aucun, pourtant ce sont deux
usagers du téléphone. Quel rapport entre les heures passées dans le métro par le travailleur pour aller à son travail et les multiples déplacements aériens des hommes d'affaires ? Aucun et
pourtant ils sont usagers des transports.
D'ailleurs, lors des grèves de la Poste, ne voit-on pas à chaque fois des tentatives de «manifestations d'usagers» lancées par le RPR en direction des
commerçants et des PME ?
De quel point de vue se place-t-on quand on parle ? Du point de vue du travailleur ? Dans ce cas, on le dit et on fait le tri entre ce qu'on défend et ce qu'on
ne défend pas.
Ou du point de vue du «service» lui-même ? Dans ce cas, on met tout dans le même sac au nom de la défense de l'Etat, de la nation (donc du capitalisme), en
supposant que les services sont «neutres» et égalitaires. Ce qui n'a jamais été le
cas.
II est aussi de bon ton de s'opposer aux privatisations, à l'extension de la logique du privé
dans le service public. C'est une autre fumisterie qu'il faut dénoncer. Depuis l'origine les services publics sont soumis à la guerre économique, à la concurrence, au marché, et ils ont une
fonction bien définie dans la société capitaliste. Voilà des années qu'EDF exporte de l'électricité ou de la technologie, qu'Elf ou la COGEMA prospectent aux quatre coins de la planète, que la
santé est soumise à la logique de l'industrie pharmaceutique, que la SNCF est concurrencée par le car ou les poids lourds. Encore récemment, la prise de participation de France Télécom dans les
services téléphoniques en Argentine, ou celle que EDF vient de prendre dans la distribution d'électricité au Brésil montrent que cette logique de marché est mondiale... sans qu'elle ait
franchement suscité de critique syndicale ou politique.
Le rapport entre «public» et «privé» est moins essentiel. Les services «publics» correspondent à des fonctions nécessaires aux capitalistes dans
leur ensemble, qu'ils ne peuvent pas assurer individuellement : c'est le cas de l'enseignement, des
infrastructures routières ou énergétiques. La logique «privée», c'est celle de la concurrence, la logique «publique» n'est pas celle des travailleurs mais celle de l'intérêt collectif du capital.
Le rapport entre les deux aspects se modifie avec l'évolution du capitalisme et de ses contradictions, en prenant évidemment en compte les divers rapports de force, par exemple avec les
travailleurs.
Les privatisations envisagées dans les services publics répondent à ces évolutions de la concurrence, de la guerre économique mondiale (qui date de bien avant
Maastricht !). Mais elles ne marquent pas de changement de logique de fond. Elles marquent une
adaptation pour être plus agressives et flexibles dans ce combat entre requins qui se déchirent la planète sur
notre dos.
Défendre la nationalisation pour ce qu'elle est, c'est laisser croire que c'est «différent» du privé, voire plus grave que c'est «à nous» (voir les positions
de SUD-Télécom). C'est entraîner les travailleurs vers des impasses, vers la défense de l'impérialisme français.
Quel statut ?
Un des enjeux des mobilisations actuelles est la défense du statut du personnel, remis en cause par la privatisation. En particulier
la possibilité de licenciement.
C'est à manipuler avec des pincettes, tant se cachent de revendications corporatistes à ce propos.
Il est évidemment juste de défendre tel ou tel avantage (par exemple l'interdiction du licenciement). Mais les défenseurs du statut seraient plus crédibles s'ils montraient clairement qu'ils se
situent dans le camp général des travailleurs et pas pour la défense de tel ou tel avantage particulier. Il faudrait ainsi que soient avancés en parallèle
plusieurs mots d'ordre particulièrement brûlants pour les fonctionnaires :
- Embauche de tous les précaires (auxiliaires, vacataires, CES illégaux...)
- Ouverture de la fonction publique aux étrangers (le cas le plus flagrant étant celui des maîtres auxiliaires de l'Education Nationale)
- Réintégration de tous les sous-traitants.
Or ces mots d'ordre font problème parmi les fonctionnaires. Certes, le corporatisme a considérablement reculé, on l'a vu avec les
solidarités développées en décembre. Mais la tendance est encore forte à défendre «ses» revendications.
Retour sur l'histoire : le statut de fonctionnaire (pour ce qu'il représente aujourd'hui) s'est développé dans la période de l'après-guerre, où les services publics étaient nécessaires et où il
fallait accorder des privilèges (n'ayons pas peur du mot) à certaines couches de fonctionnaires pour faciliter la reconstruction et l'expansion du capital. C'est très net à EDF, avec le coût
réduit de l'électricité pour les agents ou les œuvres sociales extrêmement développées (% du chiffre d'affaire au lieu de la masse salariale pour la plupart des entreprises...).
Mais il y a à côté les conditions de travail très dures des lignards (largement sous-traités, il est vrai). C'est le cas pour certaines catégories de cheminots (TGV...) qui ne nous ferons pas
oublier les soutiers des gares de triage ou des trains de marchandises. A l'inverse à La Poste, ces avantages particuliers sont réduits au minimum et contrebalancés par de lourdes contraintes
(par exemple en termes de flexibilité). Il ne faut donc pas mettre tous les fonctionnaires (y compris d'une même administration) dans le même sac et savoir distinguer où sont les
privilèges. Par ailleurs, durant ces années d'expansion, l'accès à la fonction publique apparaissait comme le moyen de sortir de la condition ouvrière, et reflétait très
fortement l'aspiration à rejoindre la petite-bourgeoisie et à «réussir» dans le cadre du capitalisme.
Ces deux facteurs ont contribué à constituer une couche aristocrate ouvrière au sein des fonctionnaires, comme elle existe d'ailleurs également au sein du privé. Mais (comme dans
le privé) ces «aristocrates» aujourd'hui attaqués comme les autres par les restructurations ont un seul but : défendre leurs privilèges, en s'appuyant sur la force des
autres. Dans le service public, c'est l'appel à la défense du statut (surtout sans élargissement) ou du service public (« leur » entreprise…) pour gagner la solidarité des
usagers. Comme ils se retrouvent à la tête des syndicats, on voit les dégâts qu’ils peuvent provoquer.
Si le statut peut effectivement apparaître comme le dernier rempart contre la précarité, comme la défense d'un statut ouvrier respectable, il doit être indissociable d'autres revendications qui
marquent la rupture avec l'aristocratie ouvrière et la défense de l'entreprise :
- Zéro licenciement !
- Ouverture de la fonction publique aux étrangers !
- Embauche de tous les précaires !
- Réintégration de la sous-traitance !
Quel service pour quel public ?
La défense du service public est très populaire parmi les travailleurs. C'est un peu normal, mais là encore il faut faire le tri.
Cette popularité n'est en fait liée qu'à la défense des acquis en termes de reproduction de la force de travail : santé, école, famille, transports, services de base (eau, électricité, PTT...).
Elle a un double caractère : d'une part il faut défendre ces acquis contre les attaques permanentes du gouvernement et des patrons. D'autre part, les travailleurs défendent le caractère
collectif et égalitaire de ces acquis contre la jungle du libéralisme individuel. Et cela, c'est positif, nous le revendiquons, même s'il y a une grande illusion
à croire que le caractère public des services est le garant des acquis et de l'égalité. Alors, pour savoir quoi défendre, il faut comme toujours partir d'un point de vue de
classe, c'est à dire entre autres d'un point de vue collectif.
D'abord il faut dire de quel public on parle : des travailleurs et en priorité des plus exploités : chômeurs, précaires, immigrés. Pas des «usagers».
Ensuite de quels services on parle, par rapport à eux : non pas ceux liés à la répression (!!!), ou à la circulation du capital, ou à la nation, mais ceux liés à la vie
des travailleurs. C'est à partir de là qu'il faut fixer des critères et des mos d’ordre.
Il faut défendre l’unité de classe, sortir du corporatisme et des avantages particuliers. Enfin, il faut refuser toute logique de gestion qui nous enchaîne à
celle de nos exploiteurs.
Cela débouche alors sur une autre plateforme (qu'il faudrait enrichir) mais dont on peut donner quelques pistes :
- Transports gratuits pour les chômeurs !
- Interdiction des coupures d'électricité pour les travailleurs, électricité gratuite pour les chômeurs !
- Non aux tarifs préférentiels pour les entreprises !
- Maintien des dessertes locales pour les transports en commun ou La Poste, en priorité sur les développements liés aux affaires (Eurostar, Thalys, services financiers...) !
- Maintien du tarif unique (péréquation tarifaire) pour le téléphone, l'électricité ou l'eau, gratuité de l'abonnement !
- La santé gratuite pour tous !etc...
Quoi qu'en disent tous les supposés défenseurs des travailleurs, il est impossible de défendre le «service public» ou le «statut» comme ça. Trop d'ambiguïtés, trop de conceptions fausses se cachent derrière ces formules propagées de manière intéressée par ceux qui ne veulent qu'améliorer le fonctionnement d'un système qu'ils défendent. La pétition de SUD-Télécom critiquée dans cet article en est la caricature... mais elle représente fidèlement les conceptions largement répandues qu'il nous faut combattre !
Alors n'hésitons pas, soyons à contre-courant : ce qui nous distingue c'est la défense des intérêts des travailleurs et eux seuls, parce que c'est notre avenir et notre société que nous voulons construire !
SUD-Télécom à la pointe du combat pour le capital !
SUD est le syndicat qui monte et se développe dans plusieurs secteurs. Par certains aspects, c'est une rupture positive. Il ne faudrait pas pour autant s'aveugler. Un tract récent de SUD Télécom contre la privatisation de France-Télécom montre une grave dérive. Qu'on en juge :
«France Télécom : un service public de qualité remis en cause
- L'un des meilleurs réseaux téléphoniques du monde. Une réussite technologique internationale (fibre optique, minitel...)
- Une égalité de droits et de tarifs sur tout le territoire et pour tous les usagers
- Un taux de satisfaction de 92% des usagers (sondage SOFRES de septembre 95 pour «Le Figaro»)
- 10 milliards de bénéfices, autour de 30 milliards d'investissements par an, 150 000 emplois.
"La privatisation, les usagers n'en veulent pas
Le service public des télécom est aujourd'hui notre propriété à tous. J'ai participé financièrement comme tous les usagers à son évolution et à ses performances. Je m'oppose à toute privatisation et mise en concurrence de ce service, car j'entends préserver mes intérêts et mes investissements. Je soutien donc la lutte des agents de France Télécom".
Tract terrible pour un syndicat qui se prétend «alternatif». Car il est en plein dans une logique de défense du capital. Quelle différence avec les vieux tracts du PC appelant à la défense de Renault nationalisée au nom de «elle vous appartient» ? Comment peut-on se féliciter des succès de son entreprise dans le cadre de la guerre économique mondiale ? Notons en passant l'incohérence à vouloir en même temps s'opposer à la concurrence tout en se félicitant de son rang de 4ème mondial... Comment peut-on se féliciter de ses bénéfices (ils sortent d'où ceux-là ?) ? Qui peut aujourd'hui défendre «ses intérêts et ses investissements» dans France Télécom sinon les monopoles ?
Pourquoi n'y a-t-il pas un mot sur la hausse de l'abonnement, la baisse des tarifs à l'international, la hausse des communications locales (diminution de la durée) et à qui tout cela profite ? Soutenir la lutte des agents de France Télécom sur cette base ? Impossible, trois fois impossible !!!