Nous ne reviendrons pas sur la chronologie de la grève vécue par les uns et les autres, le sentiment de trahison, la division des sans-papiers eux-mêmes entre ceux qui veulent lutter et les inévitables opportunistes, l’attitude des responsables CGT. Non pas que cela soit sans intérêt, au contraire cela peut éclairer les raisons pour lesquelles on en est arrivé là. Mais l’heure est à avancer, sur la base d’une situation donnée, par la critique et l’autocritique.
Nous vivons un moment délicat, dont on sent (avec un peu d’expérience) qu’il pourrait déboucher sur le pire, sur une scission du mouvement ouvrier, comme a pu l’être en son temps la grève à Talbot Poissy au début 1983 (grève des OS immigrés des chaînes, qui s’étaient affrontés à l’aristocratie ouvrière française des professionnels).
La question, si c’est possible, c’est de « sortir par le haut », comme le note un commentaire. De ce point de vue, la position du CSP 59 est un bon point de départ, et nous invitons ces camarades à jouer un rôle de médiateur important.
La première chose c’est de faire le constat qu’il y a un mouvement de grève avec dépôt de dossiers de régularisation, mouvement limité par accord entre le ministère et la CGT. C’est la réalité.
Cette limitation n’est plus possible aujourd’hui, pour autant qu’elle l’ait jamais été. Des milliers de sans-papiers se pressent dans les UL, les UD, jusque dans des régions reculées. Ils sont le dos au mur, n’en pouvent plus de deux ans (ou plus) de rafles et de clandestinité renforcée. Ils sont fatigués, ils voient une issue par la lutte : comment peut-on aujourd’hui leur interdire de s’y investir au nom d’une stratégie syndicale pour le moins complexe ?
D’autant que les travailleurs sans-papiers n’ont pas de tradition organisée, et qu’ils votent avec leur pieds comme on dit, avec leur révolte d’ouvrier(ère) sur-exploité(e)s.
L’heure est donc absolument à l’élargissement, qui commence partout, sous la pression des événements. C’est la seule manière d’éviter la scission du mouvement des sans-papiers, d’éviter la scission d’avec le mouvement syndical. Sinon, avoir lancé un tel mouvement sans avoir préparé cet afflux est proprement irresponsable (RESF a déjà une longue expérience en la matière...)
Nous avons connaissance d’initiatives prises par la CGT à Lyon (le 17 mai, c’est bien tard !), à Toulouse (le 7 Mai), dans les Alpes Maritimes (le 6 Mai), dans la Seine-Saint-Denis (le 14 Mai), et probablement bien d’autres endroits (à nous faire connaître). Malheureusement, force est de constater que ce n’est pas la vision de la Confédération, qui insiste lourdement sur le refus d’ouvrir de nouveaux fronts de grève pour l’instant.
La deuxième chose, c’est d’organiser la grève. De bien clarifier qu’il ne s’agit pas de dépôt de dossier individuels (même collectivement) : l’exemple des dossiers de RESF est là pour montrer que c’est voué à l’échec. 6924 régularisations fin 2006 sur près de 35 000 dépôts, à peine 20%. On peut s’attendre à un même ordre de grandeur dans le cas des travailleurs grévistes, 200 à 300 régularisations…
L’heure est à la grève, au rapport de force, et pas aux faux espoirs. Et les grévistes ont de solides atouts dans la manche : la sympathie de l’opinion, la division du patronat, et bien sûr surtout leur place dans l’économie ! Imagine-t-on le tourisme bloqué sur la Côte d’Azur ? Rungis fermé ? Les chantiers arrêtés ? L’industrie textile au chômage technique ?
Organiser une telle grève n’est sans doute pas facile, mais la CGT ne manque pas de moyens d’organisation quand elle veut bien s’y mettre. Et c’est bien entendu bien plus facile d’organiser un mouvement collectif général qu’une somme de petits mouvements locaux, entreprise par entreprise, la grève au « cas par cas » en quelque sorte !
Quoiqu’il en soit, nous pouvons admettre que cela ne soit pas évident. Mais reprenons alors la formule du CSP59 : « La CNSP demande aux syndicats d’examiner très sérieusement l’idée d’une grève générale des sans papiers dans toutes les entreprises des secteurs du bâtiment, de l’hôtellerie, du nettoyage, de la sécurité, de la restauration, etc. » Examiner très sérieusement… encore faut-il le vouloir !
Face aux sans-papiers dans le désarroi, il ne faut créer aucune illusion sur l’examen des dossiers. Il faut se battre, aller au combat. Encore faut-il le vouloir…
Enfin, même s’il faut être unitaires, il faut être au clair sur l’attitude de la Confédération. Elle est maintenant explicite dans une « Note aux organisations », datée du 2 mai, et co-signée par F.Blanche et R.Chauveau :
« Ce sont ces quelques dernières lignes de la circulaire (du 7 janvier 2008) que nous avions considérées comme une brèche et que nous avons utilisées pour la première fois avec succès au restaurant « la grande armée » en février (d’ores et déjà 8 régularisations sur 9). C’est cette « jurisprudence expérimentale » de la « grande armée » que nous utilisons dans le conflit actuel. Le gouvernement pensait que ce serait les employeurs qui feraient la démarche. Cela aurait été laissé les salariés pieds et poings liés face à leur employeur et risqué des régularisations limitées à un contrat donné et à un employeur donné. C’est ce scénario que la lutte actuelle est en train de casser. Les patrons veulent régulariser pour avoir des salariés sans droits. Nous voulons au contraire la régularisation pour que ces salariés aient les mêmes droits que tous les autres salariés et prennent toute leur place dans la lutte pour le progrès social et le plein emploi solidaire. »
Note qui par ailleurs rejette explicitement l’élargissement de la lutte pour l’instant. Conception également explicitée ainsi par G.Lemaire des Verts :
« La CGT prépare depuis plusieurs mois avec Droits Devant ! le mouvement de grève. On ne peut au pied levé envoyer des travailleurs sans papiers en grève alors que souvent ils sont 2, 3, 5, 10 au maximum 20 dans la même entreprise. Il faut les regrouper et préparer le soutien.
Le mouvement de grève a déjà obtenu plusieurs résultats importants : les sans papiers sont reconnus comme des travailleurs nécessaires à l'économie, le patronat se divise, le Gouvernement ne peut plus en rester sur sa position idéologique de chasse aux sans papiers.
Le Gouvernement a accepté d'examiner positivement 1000 dossiers le 21 avril. La CGT attend de voir le résultat réel de cet examen pour définir la deuxième vague du mouvement. Si la CGT déposait d'autres dossiers immédiatement ils ne seraient pas pris en compte.
Par contre si une grosse proportion des dossiers fait l'objet d'une régularisation alors il ne sera pas possible au gouvernement de refuser de discuter d'une remise à plat de la politique gouvernementale d'ensemble. C'est l'objet de la lettre CGT, CFDT, CIMADE, LDH envoyé le 29 avril au premier Ministre. Ces organisations demandent l'ouverture de discussion avec les organisations syndicales, les collectifs de sans papiers, les associations.
Si il n'y a pas régularisation massive des 1000, une deuxième vague de grève aura lieu, nous nous y préparons, venez la préparer avec nous vous y avez toute votre place. »
Cette position comporte trois erreurs
- Il n’y a pas de « brèche » dans la loi Hortefeux. Cela a été longuement débattu dans le mouvement de soutien aux sans-papiers, et d’ailleurs à l’origine de la démission de plusieurs membres du collectif national immigration de la CGT.
- Il n’y aura pas une « grosse proportion de régularisation », car ce ne sont pas de simples crétins au gouvernement, ils connaissent aussi bien que nous le sens des symboles. Il y aura une petite proportion, histoire de désamorcer le conflit sans rien céder sur le fond. Démarche similaire à ce qui s’est passé avec RESF fin 2006.
- Elle n’aborde la question des sans-papiers que par le travail plus ou moins légal, les feuilles de paie, les patrons plus ou moins convaincus, et laisse de côté tous les autres, tous ceux qui travaillent complètement « au noir ». C’est parfaitement net dans la note aux organisations. Or, avec ou sans papier, avec ou sans feuille de paye, nous sommes tous des travailleurs !
Et elle comporte une conception de fond, illustrant l’évolution de la CGT : la priorité est désormais donnée à la négociation d’experts syndicaux avec les experts des ministères, la lutte (toujours limitée au minimum) n’étant là que pour faire un peu pression et « convaincre amicalement » de lâcher du lest.
D’ailleurs, on ne peut que noter la discrétion de la CGT sur le conflit. Même le communiqué du 29 avril, supposé être au cœur de la stratégie de la confédération, est introuvable sur son site. Et comme le fait remarquer un commentaire, la grève ne fait que 10 lignes dans le dernier numéro d’Ensemble, et quasiment absente du site confédéral.
Y aura-t-il une « deuxième vague » comme l’annonce la Confédération (y compris dans sa note aux organisations) ? Quelle sera sa nature (un nouveau petit millier, sous contrôle…) ?
Même si tout doit être fait pour renouer les liens et aller de l’avant, on ne peut être que très sceptiques sur l’évolution à venir, n’en déplaise au CSP59. Il ne faut pas être trop naïf : l’occupation de la Bourse de Paris ne résulte pas d’incompréhension, ou de questions de personnes, ou de précipitation. C’est le résultat d’une orientation syndicale bien élaborée, qui aboutit concrètement au résultat actuel : diviser le mouvement, dresser les sans-papiers les uns contre les autres et aller dans le mur.
Comme le note F.Riou dans un commentaire, il y a trop peu de visites aux occupants de la Bourse, ne serait-ce que pour les réconforter. Nous l’avons dit : il est de notre responsabilité de syndicalistes de classe d’intervenir, d’élargir le mouvement partout où cela est possible, de développer la grève dans un maximum d’entreprises pour construire ce mouvement général seul capable de réunifier les sans-papiers, et ceux-ci avec la CGT !