Mercredi 19 mars 2008
Mai 68 est déjà dans tous les discours. Soit pour tenter de lui faire définitivement la peau (mais l'Histoire a la peau dure, rassurez-vous !), soit pour ré-écrire à sa manière. Ainsi la Confédération CGT nous promet déjà le 29 avril une journée complète dédiée à la grève générale, film à l'appui réalisé par Marcel Trillat... Aujourd'hui, elle cherche à se donner le beau rôle, à gommer les aspérités, à faire oublier le rôle qu'elle a joué lors de ces journées historiques, en particulier lors des négociations de Grenelle et de l'appel à la reprise du travail.
Il est de bon ton parmi les opposants à la direction confédérale actuelle de faire remonter le dérapage réformiste de la CGT à 1995, voire à 1981 pour les plus radicaux. Mais tout en défendant mordicus "la CGT de Frachon", la CGT à la Libération, la CGT de Mai 1968. Or, il y a un problème de fond avec l'orientation confédérale, lié d'ailleurs avec celle du PCF après les années 30 : qu'est-ce que le capitalisme, peut-on le réformer, comment s'en débarasser ?
Nous avons parmi nous des camarades qui n'ont pas oublié cette époque des années 70. Les cassages de gueule des "gauchistes", dénoncés comme "agents du patronat", simplement parce qu'ils étaient radicaux, déterminés, qu'ils défendaient des positions de classe, pronaient l'unité avec les travailleurs immigrés ou les étudiants... Les licenciements de militants révolutionnaires, exclus du syndicat la veille de leur envoi au chômage... Les affrontements dans les ateliers, les AG, les syndicats...
Nous allons tenter de reproduire témoignages et documents à l'occasion de ce 40ème anniversaire. Pour commencer, le témoignage d'un ouvrier d'Alsthom Savoisienne Saint-Ouen (ainsi s'appelait AREVA en 1968...), publié dans le journal "Partisan" N°218.
« Tous ensemble », « convergence des luttes », « un jour ça va péter » : comme en mai 68 ? Les barricades étudiantes avaient donné le signal de la révolte. La journée du 13 mai sera le point de départ. Dix millions de travailleurs en grève ! 59% de la population active ! Contre 25% en 1936. C'est le ras-le-bol général, contre l'exploitation capitaliste (« Non aux cadences infernales ! ») et contre le pouvoir gaulliste (« Dix ans, ça suffit ! »). Comment faire rentrer le fleuve dans son lit ? C'est là que les directions réformistes jouent un rôle capital.
Les ouvriers s'opposent à la reprise
Vendredi 24 mai : la grève dure et se répand depuis dix jours. A 20 heures, le Général de Gaulle intervient à la télé. C'est son premier discours depuis le début du mouvement. Il ressort sa vieille idée de participation devant faire l'unité entre le travail et le capital. C'est un flop. Le flot de grèves continuera à grossir.
Le samedi 25 au matin, les représentants du patronat et des syndicats se rendent au Ministère des Affaires Sociales, rue de Grenelle, convoqués par le premier ministre. L'initiative, en effet, revient à Pompidou. Son idée est des plus classiques : il faut donner aux dirigeants syndicaux de quoi organiser la reprise du travail.
Dimanche 26 mai, les discussions piétinent. Pompidou, Georges Séguy, et Huvelin, le représentant du patronat, se retirent pendant trois heures. Ils reviennent avec un « accord », qui ne sera jamais signé. « Grenelle » est devenu un nom commun désignant une vaste négociation. Ce fut, en vérité, un tête-à-tête. La « négociation » signifiant que la bourgeoisie avait besoin de la CGT pour rétablir l'ordre...
Les résultats sont maigres. Le taux horaire du SMIG passe de 2,22 à 3 francs. Le gouvernement s'engage à faire voter une loi sur le droit syndical dans l'entreprise. Pour le reste, il est fait 18 fois référence à des négociations ultérieures, sans autre précision. En bref, un peu de fric pour les travailleurs, et des droits nouveaux pour les syndicats.
Le lundi 27 au matin, la CGT organise un show radiophonique à l'île Seguin, au centre des usines Renault-Billancourt. Depuis 7 heures, 10 000 ouvriers attendent. A l'insu des journalistes, qui ne sont pas encore arrivés, l'essentiel se joue. Sur un rapport du représentant CGT de l'intersyndicale de l'usine, Aimé Halbeher, la poursuite de la grève est décidée.
Les leaders syndicaux peuvent s'exprimer. Frachon, de la CGT, rappelle 36 et s'écrie : « Les accords de la rue de Grenelle vont apporter à des millions de travailleurs un bien-être qu'ils n'auraient jamais espéré ». Jeanson, de la CFDT, se félicite du vote initial en faveur de la poursuite de la grève et évoque la solidarité des ouvriers avec les étudiants et les lycéens en lutte. On l'applaudit.
Arrive alors Georges Séguy. Il se livre à ce qu'il présente comme « un compte-rendu objectif » de ce qui a été « acquis à Grenelle ». Au début, on entend des sifflets. A la fin, une véritable huée qui met plusieurs minutes à se calmer. Séguy conclut : « Si j'en juge par ce que j'entends, vous ne vous laisserez pas faire ». On l'applaudit, et les militants PCF entonnent « Gouvernement populaire ! Gouvernement populaire ! »
Connaissant les cadres de l'appareil CGT, on peut se dire qu'ils avaient prévu toute éventualité. Si le peu présenté par Séguy passait, c'était bon. Si ça ne passait pas, la CGT avait fait voter la continuation. Pas de problème, l'appareil retombait quand même sur ses pattes. Et c'est ce qui s'est passé.
Autre précaution, qui deviendra une véritable tradition : négocier mais ne pas signer formellement un accord ; par contre, utiliser à fond son contenu...
Le mai de la CGT
Dans son livre, « Le mai de la CGT », Georges Séguy s'appuie sur le mélange d'applaudissements et de huées pour noyer le poisson. « Tout se déroule comme je l'avais imaginé », écrit-il. Chaque point positif annoncé est salué par une salve d'applaudissements. Chaque refus ou insuffisance soulève une tempête de protestations et de sifflets... Une vibrante Internationale clôture ce meeting enthousiaste. »
Entre responsables de la bourgeoisie et au plus haut niveau, on ne fait pas dans la langue de bois. Edouard Balladur, alors conseiller de Georges Pompidou, lui téléphone en début d'après-midi. « Ca n'a pas marché », lui dit-il simplement. Pompidou conseille le calme et l'attentisme. L'amorce de la reprise du travail n'est pas pour aujourd'hui, elle sera à l'ordre du jour dans quelques temps...
L'Huma du mardi 28 titre : « Ca ne fait pas le compte, disent les grévistes ». Mais qu'en dit la CGT ? Quel est son avis sur les résultat de Grenelle ? « Resserrez votre unité dans la lutte », dit-elle simplement. C'est un mot-d'ordre à double tranchant. Le jour où une partie des travailleurs voudra empocher les miettes et reprendre le boulot, la seule manière de préserver l'unité, ce sera de reprendre...tous ensemble.
En mai 68, on écoute la radio. Ce que n'avaient pas fait la bande de jeunes proches de « Voix Ouvrière » à l'Alsthom Saint-Ouen. L'un deux raconte :
Ce matin-là, 27 mai, vers 11 heures, on entreprend d'aller vers la cantine. On tombe sur la bande PC/CGT, et tous faisaient une tête pas possible. On les regarde étonnés. Et un gars de la CGT un peu correct (il y en avait deux ou trois) nous explique avec des trémolos dans la voix que Séguy s'est fait huer à Billancourt. Ca n'a pas raté : « C'est bien fait pour votre gueule ». Et on est allé casser la croûte.
C'était le lendemain de Grenelle. Séguy était allé à Billancourt, et Krasucki à Citroën, pour présenter le résultat de leurs tractations avec le patronat. Les deux s'étaient fait huer et siffler. On a su ensuite que la CGT avait fait voter la grève avant que Séguy n'arrive à Billancourt. Donc, ils avaient prévu le coup, et une solution de repli. Mais à Citroën, ils n'avaient rien fait voter avant, et c'est bel et bien la CGT et Krasucki qui étaient sifflés. Krasucki s'est immédiatement repris en affirmant au micro : « ça c'est ce qu'ils proposent, mais la CGT n'a rien signé ». Peut-être pas ; toujours est-il que dans les boîtes, c'est bien Séguy et Krasucki qui sont apparus comme s'étant fait huer à Billancourt et à Citroën.
Quelques références
Mai 68, il y a 20 ans, Partisan n° 30, 31, 32 (avril, mai, juin 1988)
Mai-juin 68, Partisan n° 131, 132 (juin et septembre 1998)
Brisons les vieux engrenages, recueil d'articles, juin 1993
Mai 68 ou 120 ans après, par Nicolas Rivière, 1972, 50 pages
La France de 68, par Alain Delale et Gilles Ragache, Seuil 1978
Le mai de la CGT, par Georges Séguy
Mai 68 et ses vies ultérieures, par Kristin Ross, éditions Complexe
Ouvriers face aux appareils, Cahiers Libres 183-184, Maspéro
L'insurbordination ouvrière dans les années 68, Presses Universitaires de Rennes, 400 pages, 2007
Mai-juin 68, Mouvement Communiste, décembre 2006
500 affiches Mai 68, par Vasco Gasquet, editions Aden, septembre 2007, 20 euros