Samedi 7 mai 2022
Augmentations : en somme fixe ou en pourcentage ?
Avec le retour d’une forte inflation reviennent bien sûr les conflits sur les salaires. Les prix augmentent, l’énergie et donc l’essence et le gaz, le chauffage et les transports, l’alimentation, la santé, les crèches et nounous, les loyers, et face à cela les salaires ou les retraites ne suivent pas. D’où les conflits qui réapparaissent, que ce soit à l’occasion des NAO (Négociations Annuelles Obligatoires) ou simplement sur un ras le bol accumulé.
Pour l’occasion, les revendications sont très variées, mais on ne voit pas trop réapparaître le débat qui a secoué le mouvement ouvrier de la fin du XXème siècle, avec l’inflation à deux chiffres des années 80 : face à la hausse des prix, que faut-il revendiquer ? Augmentations en sommes fixes ou en pourcentage ? Echelle mobile des salaires comme le réclame Lutte Ouvrière ? Augmentation du point d’indice pour les fonctionnaires ?
Repartons de quelques fondamentaux, comme on dit.
- Le salaire n’est pas la contrepartie du travail fourni (ou ce qui revient au même le coût de la force de travail, comme indiqué dans les repères revendicatifs de la CGT), mais le coût de reproduction de la force de travail. C’est-à-dire les moyens nécessaires au capitalisme pour avoir la main d’œuvre dont il a besoin dans des conditions d’éducation, de qualification, de santé et de productivité à une période donnée. Il varie donc selon les conditions du marché du travail capitaliste, périodes de crise (guerres) ou d’expansion, de pénurie ou de trop plein de main d’œuvre. A certaines époques, on fait travailler les femmes et les enfants, à d’autres on les garde à la maison, la flexibilité et la précarité explosent pour s’ajuster aux oscillations de plus en plus rapides de la concurrence et du marché, quand il y a pénurie de main d’œuvre les salaires montent, quand le chômage est fort il baisse etc. Voir un autre article de ce blog sur ce qu’est la plus-value et l’exploitation : « Qu’est-ce que l’exploitation ». La différence entre le travail fourni et le salaire, c'est la plus-value et le profit - pour le bourgeois, c'est l'exploitation.
- La lutte pour les salaires est une constante du mouvement ouvrier, depuis l’origine. C’est une lutte pour la survie, et donc juste par principe. Mais de manière dialectique, ce n’est pourtant pas en tant que telle une lutte anti-capitaliste, car elle en reste à une meilleure répartition des richesses (ce qui est bien entendu immédiatement correct) sans toucher aux fondements de l’exploitation. De plus, la lutte pour les salaires ouvre immédiatement la question de leur hiérarchie, petits et gros salaires, ouvriers et chefs… jusqu’aux sommes astronomiques des patrons du CAC40 et du MEDEF.
Aussi, les syndicalistes de classe doivent bien réfléchir pour mener ce combat. L’enjeu est de savoir comment articuler dans ces luttes la lutte immédiate pour la survie, et l’éducation et la préparation du combat pour la révolution, pour une autre société, un autre système.
C’est cela le syndicalisme de classe : refuser l’opportunisme de s’adapter à n’importe quelle revendication pourvu qu’on ait la lutte, toujours voir l’avenir dans les luttes immédiates. Un article plus approfondi : « Salaires : pour une plateforme de combat »
Des augmentations en somme fixe !
Restons-en aujourd’hui à la question simple : « quelle revendication avancer ? »
- La hausse des prix est mesurée par l’inflation, en pourcentage. Ainsi, on en est à 4,5% d’inflation annuelle officielle depuis avril 2021 – et ça va encore augmenter.
Il faut savoir que cette inflation officielle est basée sur un « panier » de produits, plus que contestable. Ainsi, le loyer ne compte que pour 7% dans l’indice, alors que chacun sait qu’il peut monter à 30% du budget d’un ménage. Et le choix des produits retenus ne reflète pas du tout un budget ouvrier et populaire. Il convient alors d’estimer, d’un point de vue syndical, d’un point de vue de classe, de combien est la hausse des prix dans un budget ouvrier.
C’est un travail à faire, l’INSEE met à disposition un outil de simulation qui peut aider (voir ICI), mais il y a du boulot. - Une fois estimée la hausse des prix pour un budget ouvrier et populaire, la tentation est forte et immédiate : il y a x% d’inflation, on veut x% d’augmentation des salaires. Si on a moins on perd, et on veut plus pour rattraper les retards. Rien de plus évident.
- Sauf que : ça veut dire que les gros salaires vont récupérer beaucoup plus que les petits – alors même d’ailleurs qu’ils sont moins combatifs. Et que pour l’essentiel, le coût de reproduction de la force de travail est identique : comme on disait à l’époque, « le prix du beefsteak est le même pour tout le monde ». Autrement dit, revendiquer des augmentations en pourcentage, c’est maintenir la hiérarchie des salaires, faire encore profiter les couches supérieures, cadres et techniciens des avantages qu’ils ont déjà.
- D’où la revendication des augmentations en sommes fixes, apparue lors des grandes grèves d’OS dans les années 80. Revendication qu’on revoit encore aujourd’hui ici ou là : « 200€ pour toutes et tous », ou autres. Ces revendications favorisent alors les petits salaires et réduisent la hiérarchie salariale – et c’est ce que nous recherchons. D’autant plus qu’elles s’insèrent complètement dans une grande revendication générale « A travail égal, salaire égal ! ». A noter qu’une telle revendication ne remet pas en cause les différences salariales mais limite leur accroissement.
On peut même imaginer, et cela a été fait, des augmentations en somme fixe différenciées par tranches de rémunération, inversement proportionnelles aux salaires, et donc plus fortes pour les petits salaires. - Comment alors trouver le montant à avancer ? Parfois, la revendication arrive d’évidence parmi les grévistes : on veut 100, 150 ou 200€. Sans justification précise, juste le ressenti ouvrier de ce qui est nécessaire immédiatement, de notre point de vue. Dans ce cas, pas trop d’états d’âme sur le montant, on se cale là-dessus sans jouer à « Monsieur Plus », sauf si le montant est notablement trop faible.
- Mais parfois il y a le doute, et la nécessité quelque part de « justifier » la revendication, une sorte de « réalisme ouvrier », pour être crédibles, non pas face au patron (on ne l’est jamais !) mais face au grévistes. Souvent, les grévistes craignent d’avancer un montant « trop important », imaginant qu’avec un montant faible on est plus « réaliste » (par rapport à la santé de l’entreprise cette fois), et qu’il serait ainsi plus facile de gagner. Grosse illusion, bien sûr, mais bien présente y compris dans la masse des grévistes. Il y a alors la possibilité d’un calcul, qui n’a rien d’une compromission réformiste, mais la définition des revendications à partir des intérêts ouvriers et rien d’autre – notre ligne. Voici la méthode que l’on utilise.
On estime la hausse des prix pour un budget ouvrier et populaire. Imaginons 7% (pour une inflation officielle à 4,5%). On applique cette hausse au salaire moyen ouvrier, employé et technicien de l’entreprise. Imaginons 2000€. Cela mène à une revendication à « 140€ pour tous », qu’ensuite on peut adapter selon les contextes, par exemple à 150€. Cela veut dire que tous les salaires inférieurs à 2000€ toucheront plus que la hausse des prix, ceux supérieurs un peu moins, mais quand même plus que l’inflation officielle.
Voilà la méthode de principe. Après, on peut s’adapter : dans le choix du salaire de référence (salaire moyen ? salaire médian ? salaire de l’ouvrier très qualifié mais pas maîtrise ? etc.), dans le calcul de l’indice, etc. c’est une discussion à avoir entre grévistes, mais toujours sur la base d’une augmentation égale pour tous qui fait l’unité des travailleuses et des travailleurs. - Et sans oublier les précaires (intérimaires) et les sous-traitants, toujours laissés de côté, en se rappelant qu’un de leurs objectifs parfaitement clairs est justement de faire baisser le coût de reproduction de la force de travail, soit par la précarité, soit par des entreprises à faible effectif et donc faible tradition de lutte, soit via des conventions collectives bien moins favorables élaborées sur mesure dans cet objectif (on peut citer celle, bien connue, des Bureaux d’Etude, dite la Convention fantôme qui ne donne pratiquement rien de plus que le Code du Travail…).
Les revendications à éviter
Sur cette base, on va pouvoir mieux comprendre comment se situer.
- Associer un pourcentage et un talon. Exemple : 7% avec un talon de 140€. C’est la tentation de satisfaire tout le monde, de ménager la chèvre et le chou sans se mettre de salariés à dos, en escamotant les nécessaires débats de fond. C’est en particulier la revendication très opportuniste des réformistes qui fayotent avec les gros salaires, dont les ICT (Ingénieurs, Cadres et Techniciens), à l’heure ou le réformisme syndical prétend en faire le cœur de la syndicalisation. L’expérience prouve que la revendication n’élargit pas la masse des grévistes, de toutes les façons les hauts salaires et les chefs attendent prudemment sur la touche que le résultat tombe dans leur escarcelle !
Non, on calcule la revendication en somme fixe qui va bien pour défendre les exploités, et on laisse les relais du capital (cadres, maîtrise) se débrouiller avec leur employeur - L’échelle mobile des salaires. C’est le principe qui existe au niveau du SMIC : dès que l’inflation dépasse un certain seuil, l’augmentation est automatique. Nous sommes contre cette revendication (chère à Lutte Ouvrière) car elle soumet la revendication ouvrière au fonctionnement du capitalisme, calcul des indices, respect de la hiérarchie, augmentations en pourcentage. Nous revendiquons l’indépendance pour les prolétaires, la possibilité de revendiquer ce qu’ils souhaitent, y compris sans respect d’indices, de réalisme, de respect de la bonne marche de la société. L’échelle mobile, c’est corseter la lutte revendicative dans un cadre qui est celui de nos exploiteurs, ce n’est pas cela que nous voulons pour notre classe.
- Primes et augmentations individuelles. C’est désormais le dada des exploiteurs, avec très généralement une augmentation générale + des augmentations individuelles, le total étant comparé à l’inflation officielle. C’est évidemment totalement inacceptable, diviseur, individualiste et renforce la concurrence entre collègues. Cela aboutit à ce que pour la majorité, le salaire réel diminue face à la hausse des prix, et que seul.e.s quelques privilégié.e.s (?) s’en sortent plus ou moins. Les seules revendications de classe sont l’intégration des primes et des augmentations individuelles au salaire de base. C’est un dur combat, souvent en termes de guérilla : publier les enquêtes salaires, revendiquer pour les cas les plus scandaleux, qu’il s’agisse de discriminations personnelles ou de répression syndicale. Mais en cas de conflit, c’est l’occasion de remettre les pendules à l’heure et de faire reculer la direction sur ce terrain.
- Lier une revendication au succès de l’entreprise. Typiquement, on vient de le voir chez Dassault autour du mot d’ordre « 200 balles ou pas de Rafale ». Outre qu’en période de guerre c’est un mot d’ordre pro-impérialiste puant, on voit qu’il associe une revendication en somme fixe (200€ pour tous, c’est positif) à la bonne marche de l’entreprise et aux nombreux marchés obtenus par l’avionneur. D’un point de vue de classe, nous ne nous battons pas pour une meilleure répartition des richesses. Nous nous battons pour le coût de notre force de travail, pour notre survie face à l’exploitation capitaliste. Et nous ne voulons pas nous lier les mains avec le marché capitaliste, ses hauts et ses bas… Sinon, en période de difficultés dans la guerre économique mondialisée, il faudrait accepter la baisse de nos salaires ? Ou les licenciements ? On a déjà vu ce que ça a donné dans le passé : à Continental par exemple.
- Défendre la hausse du point d’indice pour les fonctionnaires. C’est un peu plus compliqué que pour l’échelle mobile, dans la mesure où des règles rigides sont fixées par l’Etat (ce qui n’est pas le cas dans le privé). La revendication du point d’indice souffre des mêmes défauts que l’échelle mobile : respect des règles existantes, de la hiérarchie, des augmentations en pourcentage. Aux syndicalistes de classe de trouver les moyens pour faire éclater ce carcan, en particulier les revendications d’hausses de salaires en fixes pour les petites catégories des territoriaux, de la santé, ou autres secteurs défavorisés.
Le fond de l’affaire…
On aura compris que le fond de l’affaire pour les syndicalistes de classe n’est pas le détail technique de telle ou telle revendication, mais ce qu’on va défendre, d’un point de vue anti-capitaliste, au travers de la lutte pour les salaires. Sachant que certaines revendications facilitent ce combat de classe, et que d’autres au contraire vont le freiner en reproduisant les rapports de production et de répartition existants.
C’est pour cela que depuis des années, et toujours aujourd’hui, nous défendons des augmentations en sommes fixes et pas en pourcentage.