Mercredi 27 janvier 2021
"Au royaume de la CGT" : voyage au siège de Montreuil
Un pavé dans la vase du marigot, pas vraiment politiquement correct. Le livre de Jean-Bernard Gervais qui vient de paraître ne va pas faire plaisir à tout le monde au siège de la CGT à Montreuil.
C’est le journal de bord d’un journaliste embauché au service Communication de la Confédération pendant deux ans, et la narration de ses désillusions successives, au fil des épisodes internes et de ses propres sentiments.
JB Gervais n’est donc pas vraiment un cégétiste, il ne connait pas la vie de la CGT et il se trompe souvent, mais on aurait tort d’envoyer son livre directement à la poubelle (ce que ne vont pas manquer de faire tou.te.s celles et ceux qui ne supportent pas qu’on dévoile la triste réalité). Car il touche aussi souvent juste, et son livre n’a rien à voir avec les critiques réactionnaires d’un Noblecourt (Le Monde), du Canard Enchaîné ou du Point. C’est celui d’un militant antiraciste, antisexiste, qui soutient les luttes radicales, cela se voit au fil des pages.
Alors, essayons de faire un peu de tri.
Il touche juste
- JB Gervais a travaillé au siège de Montreuil, et il a pu voir concrètement les ravages d’un management de souffrance des salariés, 200 personnes quand même dont 50 conseillers et 5 cadres. On entend régulièrement parler de scandales dignes des pires patrons-voyous, l’auteur en met un certain nombre sur la place publique, avec le rôle de l’AFUL, les mises au placard, les dégagements violents, le sexisme et l’homophobie, jusqu’aux grèves de la faim !! Tout le monde se déteste et se surveille, les clans et les alliances se font et se défont au gré des complots supposés, des intérêts des uns et des autres – avant tout pour préserver ses propres privilèges. Tout cela ne fait que confirmer ce que nous relevons parfois dans notre dossier « Non à la CGT – patron ! ». Nombre de nos camarades refusent d’admettre ces réalités, il n’empêche que leur accumulation au fil des ans devrait leur ouvrir les yeux…
- Il pointe ensuite de manière juste le rapport tout à fait bourgeois et réactionnaire de la direction confédérale à la communication, au look, à l’apparence. Comme pour n’importe institution bourgeoise, il faut faire des événements et du buzz, dont l’essentiel est qu’ils soient relayés dans les médias, peu importe leur succès ou leur échec. L’auteur relate plusieurs de ces événements qui ont été des bides parfaits (ce que les militants parisiens savent pertinemment, mais qui peut semer le doute dans les régions) et dont on se gargarise cependant comme s’ils avaient été de grands succès, avant de les oublier immédiatement pour passer au sujet suivant. Et de citer la tarte à la crème du NSTS et de la Sécurité Sociale Professionnelle (p216).
- Il montre comment les dirigeants confédéraux, responsables et conseillers qui font la pluie et le beau temps, se méfient comme de la peste des militants combatifs qui osent enfreindre les règles du jeu de la démocratie bourgeoise. Qu’il s’agisse de Mamahadou Kanté, solide militant de Paprec, abandonné dès que la direction attaque la Confédération en diffamation. De Claude Levy de la CGT-HPE. Même de Mickael Wamen (que nous n’aimons pourtant pas !) dont la trop grande gueule heurte. Et cerise sur la gâteau, l’incapacité à mettre en place une caisse de grève digne de ce nom pendant la lutte contre la loi Travail, transparente et contrôlée, pour de misérables raisons de bureaucratie administratives, en laissant le champ ouvert aux initiatives parallèles d’Info com’ ou d’autres.
- Au fil du livre, JB Gervais a l’intuition de l’institutionnalisation de la Confédération de son intégration croissante dans les rouages de l’Etat, de sa soumission même aux règles du jeu. Une formule choc résume : « Son institutionnalisation l’éloigne des militants de terrain pour la rapprocher des détenteurs du pouvoir économique et politique » – et recopier ses méthodes pourrions-nous rajouter !!! (p132). Il souligne un des cœurs du problème : le drame de tout vrai bureaucrate, c’est que « l’engagement syndical est devenu un véritable gagne-pain » (p221), et nous rajoutons une carrière à préserver quoiqu’il en coûte. Nous connaissons trop bien les ravages de ce carriérisme syndical, et à tous les niveaux de notre syndicat, du sommet de la Confédération à certains permanents des UL ou des syndicats.
- Il pointe les ambiguïtés des positions internationales de la CGT, par exemple sa réticence à condamner la répression contre les gays tchétchènes par Kadirov, ou le soutien pas net à des syndicalistes congolais très nettement négationnistes du génocide au Rwanda.
- Enfin, l’auteur développe à plusieurs reprises sur le soutien de la Confédération aux sans-papiers, soutien incontestable et répété. Mais il pointe avec raison un « antiracisme à la papa » (p153), qui instrumentalise les sans-papiers sans leur donner la direction de leur lutte, et qui se couche devant l’Etat dès que celui-ci fait les gros yeux (voir aussi notre dossier sur le sujet). Le meilleur exemple du livre est celui de la polémique menée en 2017 par Blanquer contre SUD-Education 93, sur la non mixité et le racisme d’Etat. A peine Blanquer a-t-il ouvert la bouche contre SUD que les responsables confédéraux se rendent compte qu’une vidéo officielle de la CGT en ligne commence par une critique explicite du racisme d’Etat ! Et que croyez-vous qu’on fit ? Et bien on changeât immédiatement la vidéo pour faire disparaître cette référence compromettante… (p160). Nous ignorions cet épisode lamentable, il est bien qu’il soit public !! Et Gervais souligne à l’occasion la haine féroce parmi les cadres de Montreuil pour l’antiracisme politique – donc radical – qui se double d’un discours et de formules racistes en mode light voire « humoristique » que nous connaissons trop bien pour masquer des conceptions bien imprégnées.
Nous avons essayé d’être brefs, et de ne pas tout rapporter. Il y a de multiples autres anecdotes, dont nous avons qu’elles sont vraies, ou qu’elles ont toutes les chances de l’être. Nous disons à tous les militants qui s’interrogent : prenez quand même le temps de lire ce livre, il montre l’ampleur du travail à faire et du chemin qui nous attend pour retrouver un syndicat de classe. Mais il a le mérite de ne pas se voiler la face comme on le voit trop souvent dans nos rangs.
Cela dit, ce livre se trompe souvent, et nous y venons.
Il se trompe
- Il se trompe sur l’UGICT, qu’il juge marginalisée et vomie par des militants dominés par l’ouvriérisme. Il y a bien longtemps que ce n’est plus le cas dans les rangs des responsables confédéraux. Au contraire même, l’influence de l’UGICT ne fait que se renforcer d’un congrès à l’autre, même si c’est souvent de manière occulte. Ainsi, tous les modules de formation syndicale ont été refaits (via la FTM) en valorisant le rôle des ICT et en minimisant leur rôle d’encadrement et de relais de la direction pour organiser l’exploitation capitaliste. Le maintien même d’une structure séparée n’est nullement une marginalisation, mais au contraire une protection pour permettre le développement de cette influence et l’évolution des positions confédérales.
D’ailleurs, il est frappant que la majorité des responsables confédéraux cités dans le livre, dont Martinez lui-même, viennent en fait de l’UGICT ! - Il se trompe sur l’influence de Le Pen et du FN dans la CGT (p133), très surestimée. Le ménage a été fait (voir notre dossier), même s’il y a des résidus éparpillés çà et là, et des frontistes restants qui se cachent. On n’est bien sûr pas à l’abri d’un renouveau de l’influence, mais titrer « tout contre Le Pen » est quand même sacrément choquant.
- Il se trompe sur le fonctionnement de la CGT, réduite au siège de Montreuil. Peu de références aux syndicats, pratiquement aucune aux Fédérations ou UD, pourtant siège de ces fameuses « baronnies » relevées par l’auteur. Il n’a pas compris que la bureaucratie syndicale s’est décentralisée, et que des fiefs et clans se sont constituées, chacun.e défendant son pré carré, ce qui provoque de plus en plus de conflits en interne, absents du livre. Qu’il s’agisse du Commerce, des Transports, de l’Agro, de l’Energie, de la Santé, des Ports et Docks, des Services Publics et d’autres secteurs, la confédération est un champ de bataille permanent, que l’on retrouve dans les UD, quand il s’agit de successions, de positions réactionnaires ou simplement de défense de privilèges.
- Du coup, le livre est complètement à côté de la plaque concernant Martinez. D’ailleurs le sous-titre lui-même est décalé par rapport au contenu : « la résistible ascension de Philippe Martinez »… Au-delà de la formule marketing désagréable, l’auteur n’apporte au final que très peu d’informations sur le secrétaire général lui-même et son rôle précis, en se contentant de lui prêter toutes les catastrophes et erreurs internes, ce qui n’est pas exact. En fait, Martinez n’est pas particulièrement un ambitieux aux dents longues, il est là parce que c’est un médiateur qui gère (comme il peut !) les contradictions entre clans, quitte à faire l’autruche quand ça devient trop chaud – exemple typique du Commerce. Si, à la différence de Thibault, il passe du temps sur le terrain, ce n’est pas tant pour alimenter une campagne permanente de réélection (l’élection, dans la CGT, ce n’est qu’une formalité bureaucratique bidon en petit cercle), c’est surtout pour tenter d’empêcher comme il peut l’éclatement d’un syndicat en manque de projet et d’orientation.
- Il se trompe, en faisant porter à la CGT elle-même l’échec des mobilisations, sur les retraites, la loi El Khomri, la loi travail XXL et les ordonnances. Nous avons souligné à de nombreuses reprises sur ce blog la difficulté à mobiliser, malgré le dévouement des syndicalistes de terrain. Il y a un vrai problème de période – ce qui aurait supposé une vraie réflexion et un changement de stratégie, de la part de la Confédération, ça on peut le dire. Mais il est trop facile de faire porter à la Confédération, et plus particulièrement à Martinez lui-même l’échec des mobilisations. Du coup, l’auteur en vient, par contraste, à largement surestimer les « victoires » des Gilets Jaunes… On aimerait quand même bien connaître lesquelles.
- Enfin, on terminera avec des choses assez désagréables, comme l’utilisation de surnoms grotesques inutiles (Pepito, Général Tapioca, Moustaches) jamais utilisés en interne mais par les réactionnaires de tous poils, les critiques sur l’apparence ou la prestance des camarades (le fait de bafouiller, d’être acariâtre, le look etc.) vraiment pénibles. Rappelons que Krasucki, respecté largement dans nos rangs malgré des divergences importantes, bafouillait à la limite du bégaiement. Ce style critique est assez pénible au fil du livre, et ne sert pas le propos de l’auteur. Il faut savoir passer par-dessus !
Au final…
Le livre n’est pas anticégétiste et réactionnaire, et il se place du côté des opprimés. Malgré toutes ses erreurs et défauts, il a le mérite de révéler publiquement nombre de défauts que nous connaissons bien en interne, et qui relèvent du tabou que tout le monde balaye avec la poussière sous le tapis.
A tous les camarades qui disent que ces contradictions doivent se régler en interne et pas publiquement nous disons : où, quand et par qui cela a-t-il été discuté en interne ? La sclérose de la confédération est devenue telle qu’il n’y a plus d’autre issue que de révéler publiquement les contradictions et les débats, et c’est le sens de notre blog. Et c’est pour cela que nous disons qu’il faut lire ce livre, malgré ses défauts et erreurs.
Voilà longtemps que nous le disons : il faut faire le ménage dans nos rangs, nettoyer par nous-mêmes les écuries, virer la pourriture bureaucratique réformiste qui s’y est incrustée. Il y a du travail à faire, et cela commence par dénoncer publiquement et ouvertement toutes les dérives constatées ici et là. Ce livre y contribue, à sa manière, et il faut le lire – même si c’est pénible et énervant.