Vendredi 4 juillet 2014
Décrets pénibilité : on en est où exactement ?
En ce début de juillet, la presse fourmille de déclarations, d’informations partielles, mais qu’en est-il réellement ?
Si on écoute les trompettes de la CFDT et de FO ( !!), le gouvernement est en plein recul, inadmissible etc. voilà qui surprend un peu… Si on écoute la CGT, hormis un communiqué absolument vide (on en reparlera dans un autre article, "Pénibilité : la CGT se fout de nous !"), on n’entend rien, juste rien et on n’a aucune explication précise.
Alors commençons par faire le boulot de décryptage à sa place, en poursuivant l’étude entamée autour du rapport Moreau en septembre dernier (« La pénibilité et le rapport Moreau »), article que nous conseillons de relire pour commencer.
Tous les articles de ce blog sur la pénibilité, ICI
La loi du 20 janvier 2014 « garantissant l’avenir et la justice du système des retraites »
Défense de rire (jaune…) c'est le vrai titre de la loi. Cette loi comporte 11 articles (7 à 17) sous le sous-titre « mieux prendre en compte la pénibilité du travail ». On peut la consulter ICI sur Légifrance.
En gros, ces articles de loi introduisent des modifications au Code du Travail (et d'autres divers codes), en créant pour l’essentiel 27 articles supplémentaires, L4161-1 à L4163-4. Le blog « Où va la CGT ? » se les ait gavé pour vous…
On va aller à l’essentiel.
- Il est créé (L4161-1) une fiche individuelle de pénibilité pour chaque travailleur, selon des facteurs de risques et des seuils définis par décret. La pénibilité est individualisée, c’est l’essentiel de la loi, ce que demandait le MEDEF, ce qui escamote absolument ce qu’elle est réellement, l’illustration du rapport social qu’est l’exploitation capitaliste. On notera que c'était déjà le cas dans la loi Fillon de 2011.
Pour ce qui est des facteurs de risques, on sait que ce seront ceux déjà retenus dans le rapport Moreau, et discutés par les « partenaires sociaux » en 2011. Pour ce qui est des seuils, on en a désormais une vision claire avec le rapport de Virville remis le 10 juin au gouvernement (voir plus loin). Tous les décrets finaux sont attendus vers la mi-juillet, mais il en devrait pas y avoir de surprise.
On notera LA chose importante de cette fiche : c’est l’employeur qui élabore la fiche de pénibilité et la transmets ensuite au médecin du travail. C’est, en préambule, la création de conflits, on en reparlera. - L’article L4162-1 crée sur cette base un « Compte personnel de prévention de la pénibilité » (appelons-le C3P pour la suite). C’est d’ailleurs déjà une manipulation de langage, il ne s’agit nullement de prévention, tout au plus de réparation. Ce compte donne droit à l’acquisition de points, selon les expositions relevées sur la fiche individuelle, et selon des critères fixés par décret du Conseil d’Etat.
- Ces points peuvent être utilisés : pour une formation de reconversion (L4162-5), pour financer une RTT (L4162-6), pour un départ en retraite avant l’âge légal (L4162-8). On notera pour la RTT que l’employeur peut la refuser si cela met en danger l’activité économique de l’entreprise… Et le recours est alors les Prud’hommes, en gros on sera à la retraite avant d’avoir le résultat, quoi.
- Plusieurs articles (L4162-11, L4162-17, L4162-19, L4163-1 à -4) définissent la création d’un Fonds paritaire, sous couvert de la CNAV, alimenté par des cotisations employeurs. Cotisations réduites s’il y a des accords d’entreprise et de groupe selon le procédé bien rodé sur d’autres sujets : il suffit qu’il y ait négociation, même s’il n’y a pas signature… Bon après, les signatures de la CFDT et de FO, elles ne sont pas difficiles à avoir, dans la logique du « c’est mieux que rien »… Quant au fond paritaire, voilà pour satisfaire toutes les bureaucraties syndicales qui trouvent là encore quelques fauteuils supplémentaires à se partager… histoire de les rendre plus conciliantes sur le fond !
- Les contestations sont prévues (L4162-14), sur la réalité et l’ampleur de l’exposition aux facteurs de risques professionnels, et ça ne va pas manquer, auprès de commissions spéciales régionales de la CARSAT, créées pour l’occasion. Sachant que les contestations sont impossibles au-delà de trois ans après les expositions supposées (L4162-16). Cela rend la contestation très difficile : on sait ce qu’il en est des salariés qui vont aux prud’hommes contre leur patron tout en étant toujours en poste…
- Enfin, l’article 16 de la loi prévoit une entrée en vigueur au 1er janvier 2015 sans aucune condition de rétroactivité, c’est-à-dire de reprise de carrière des salariés déjà au travail… Autrement dit, si t’as plus de 40 ans, t’auras juste rien…
Chacun aura remarqué que la loi crée une règle générale, sans précision. Tous les seuils, les durées d’exposition, les modalités précises sont renvoyées à des décrets. D’où le bazar de ces jours-ci, puisque les projets de décret ont été transmis pour avis avant publication aux divers « partenaires sociaux ».
Pour cette raison, le gouvernement a demandé à un médiateur, Monsieur de Virville de lui présenter un rapport et des préconisations sur les détails précis de chacun de ces éléments. Il convient de rappeler que ce médiateur, ancien DRH de Renault, liquidateur de l’usine de Vilvoorde, est déjà bien connu de nos services pour ce qui est de la réforme du Code du Travail… (voir ICI)
Les préconisations du rapport de Virville
Alors là, il convient de reprendre son souffle et de lire attentivement (et plusieurs fois) le document ci-contre (le texte complet des préconisations). Il n’y a que cinq pages, mais c’est du lourd, et le MEDEF n’a pas tort (et oui…) pour dire que c’est une énorme usine à gaz.
Qu’en retenir ?
- La pénibilité est définie comme à la fois une durée minimum d’exposition et le dépassement d’un seuil. Par exemple, pour les vibrations, la durée minimum est fixée à 450h/an. Gag : si l’utilisation du marteau-piqueur est « limitée » à 2h par jour (c’est quand même pas mal…), cela fait 428h par an, ce n’est plus un travail pénible… Dans d’autres cas, il s’agit de 900h/an, par exemple les postures pénibles, autrement dit à 4h par jour on sort du critère, tous les électriciens industriels seront ravis de l’apprendre… Et ainsi de suite.
- La pénibilité est définie « après prise en compte des mesures de prévention collective et individuelle ». Exemple, vous travaillez en zone bruyante avec des bouchons d’oreille moulés plus le casque lourd, hop, plus de pénibilité… Vous travaillez toute la journée avec un masque à gaz en zone chimique hostile ? Hop, plus de pénibilité, et ainsi de suite…
- Les facteurs de pénibilité ne s’additionnent que jusqu’à deux… Mort de rire (de rage). Quand vous travaillez, par exemple dans une verrerie, au feu + au bruit + poussières et risques chimiques + travail posté ; ou dans une blanchisserie, à la chaleur, la poussière, gestes répétitifs et travail posté ; ou chez Goodyear, travail posté + geste répétitifs + toxiques chimiques ; ou sur un chantier bâtiment manutentions + vibrations + postures + poussières + etc. juste vous allez crever plus vite mais on n’en tient pas compte…
- Le travail en équipes alternantes n’est pris en compte que s’il comprend des postes de nuit… Vous allez vous détruire la vie en équipes inverses avec votre conjoint(e) pour pouvoir gérer les enfants, mais non, ce n’est pas un travail pénible…
- Le calcul des points, selon les expositions et les seuils, selon le bon vouloir du patron (voir la loi) est un monument d’hypocrisie. 4 points (ou 8 si plusieurs facteurs) par an maximum. Plafonné à 100 points (donc 25 ans d’exposition…). Les 20 premiers points (donc 5 ans) seront obligatoirement affectées à de la formation ; la belle manière de réduire encore la réparation pour avoir été cassé par l’exploitation ? Quelle formation peut avoir un sens quand on est détruit par le travail ? Le reste (donc 80 max) peut être affecté soit à une pré-retraite RTT, si le patron est d’accord (voir la loi), soit à une pré-retraite à raison de 10 points pour un trimestre. Autrement dit, 2 ans maximum, on revient à peine aux 60 ans, et donc pour 25 ans de travail reconnu pénible selon tous les critères énoncés plus haut.
Si on établit une comparaison, le temps de retraite "récupéré" par la pénibilité est égale au 1/10ème du temps travaillé. Pour mémoire, la pré-retraite amiante officielle et existante est calculée sur la base du 1/3 du temps travaillé... - Mais attention, on veillera à ce qu’il n’y ait pas d’abus (des fois que les patrons exagèrent…) !!! La commission de la CARSAT vérifiera que les expositions déclarées ne sont pas surestimées… Sans déconner… Vous avez bien lu !
Bon, maintenant, relisez une nouvelle fois les préconisations de Virville (qui se retrouveront en fait grosso modo dans les décrets finaux) et vous comprendrez pourquoi aucun syndicaliste un minimum au courant de ce qu’est la vie ouvrière ne peut rentrer dans ce jeu. Enfin, la vraie vie ouvrière, pas celles des négociateurs qui parlent à leur place dans les négociations de ministères…
Par ailleurs, on comprend aussi (et oui…) la panique des petits patrons (par exemple du BTP) qui vont devoir gérer l’affaire. Eux, ils ne veulent rien du tout, la pénibilité ça fait partie du boulot, normal quoi, il y a l’invalidité en fin de carrière pour les prolos qui ne peuvent plus bosser. Et en plus ils vont devoir gérer une paperasse, des relations avec l’administration, des contentieux à n’en plus finir avec tout le monde, et en plus il va falloir payer ? Heureusement Valls est là et vient de reporter l’application de la loi pour six critères sur dix, en ne conservant que ceux plus directement liés à l’activité industrielle (voir l’article des Echos ICI). La CFDT et FO crient au scandale, mais c’est toute la loi qui est un scandale !
Maintenant qu’on a fait le tour de la loi et des mesures du gouvernement, on va pouvoir parler des revendications ouvrières et de la CGT là-dedans, mais c’est un autre article !